Grand Théâtre de Provence, 15 juillet
Simon Rattle, Nina Stemme et Simon Stone, nouveau génie supposé du « Regietheater » ou assimilé, que les grandes maisons s’arrachent depuis une poignée d’années : il n’en fallait pas moins pour que la première production de Tristan und Isolde de l’histoire du Festival d’Aix-en-Provence fasse l’événement – et puisse prétendre rivaliser, dans la même œuvre, et quasiment aux mêmes dates, avec les artistes rassemblés par Nikolaus Bachler pour ses adieux au Bayerische Staatsoper de Munich (voir plus loin).
Sans surprise, Simon Stone fait ce qu’il fait toujours, de façon plus ou moins anecdotique – sa Traviata tapissée de SMS, à l’Opéra National de Paris –, transposer l’intrigue dans un contexte contemporain. Et il le fait, aidé des décors de Ralph Myers et des costumes de Mel Page, avec un soin quasi cinématographique du détail. Mais, pour que des chanteurs d’un certain âge, et peut-être, d’abord, d’une certaine corpulence, rentrent, tant bien que mal, dans les cases de la vraisemblance, une mise à distance s’impose, qui consiste, en lui superposant, sinon en lui substituant, une nouvelle strate de récit, à mettre le mythe à hauteur de notre époque.
À l’occasion de fêtes de Noël – la bûche faisant foi – dans son superbe loft, avec vue sur Paris ou sa banlieue, Isolde découvre que Tristan, son époux, a une maîtresse nettement plus jeune qu’elle. Et que lui. À l’instant où elle se retire dans sa chambre, le panorama urbain se métamorphose en arrière-plans marins, qui ne manquent d’ailleurs pas de rappeler certaines images de Bill Viola : la femme mûre fantasme, idéalise, même, la rencontre, tandis qu’en guise de philtre, Brangäne trouve une réserve de drogues, en flacons étiquetés d’émoticônes, dans une boîte à chaussures Nike – poncifs, êtes-vous là ?
La nuit d’amour se déroule dans un « open space », ce puissant antidote à l’intimité. Le caractère improbable d’un tel cadre est, heureusement, contrebalancé par un jeu assez subtil sur les doubles du couple, incarnant les différentes phases de leur relation, dans une pertinente intrication du passé et du présent : la trahison, sous la forme d’un adultère entre Tristan et Isolde, jadis épouse de Marke, surpris par leur fils Melot, alors enfant, a déjà eu lieu.
Il est, en revanche, difficile de pardonner à Simon Stone de faire s’agenouiller sur une table un Tristan déjà peu mobile sur ses deux jambes. Et le voici qui, dans l’indifférence générale, délire et agonise dans un wagon de la ligne 11, de Mairie des Lilas à Châtelet. Arrivée au terminus, Isolde part avec son fils, libérée des derniers liens qui l’attachaient à cet époux, abandonné à sa solitude parmi la faune censément alcoolisée et malpropre du dernier métro.
Mieux vaudrait en sourire que s’en offusquer. D’autant que l’interprétation musicale vient constamment rappeler ce qu’une telle approche, même brillamment étayée par huit pages d’interview dans le programme de salle, peut avoir de désespérément dérisoire, même pour qui épuiserait son attention à vouloir la prendre au sérieux – ce qu’elle est, nécessairement, dans l’intention.
C’est de haute lutte qu’entre Brexit et pandémie, les musiciens du London Symphony Orchestra ont fini par arriver à bon port. Admirables de discipline collective, comme de virtuosité individuelle, ils répondent idéalement à la conception de Simon Rattle, alliant densité et transparence pour faire soudain jaillir, comme décantés de l’envoûtante lave wagnérienne en fusion, des timbres d’une netteté moderniste proprement inouïe. Comme les « Appels » de Brangäne – formidable Jamie Barton – se fondent dans l’orchestre, à moins que ce ne soit l’inverse ! Climax, parmi quelques autres, d’un deuxième acte en état de grâce.
Tous connus, à des degrés divers, dans leurs rôles respectifs, les protagonistes ne faillissent pas à leur réputation. Même si le vibrato donne quelques signes de relâchement, Franz-Josef Selig demeure le Marke de sa génération, dont Simon Rattle dit – comment trouver des mots plus justes ? – que « derrière son air affable se cache une grande profondeur sombre et tragique ».
Nina Stemme chante – et comme bien peu avant elle – Isolde depuis près de vingt ans. Cela s’entend, au I, lorsque le métier prend le pas, peut-être, sur l’art de l’interprète. Mais quelle tenue, quand la voix, enfin, trouve sa stabilité, qui lui permet tant la véhémence, et ces aigus décochés fendant l’espace sonore, que la plus extrême douceur !
Stuart Skelton, enfin, se hisse à de semblables hauteurs, qui a mûri son Tristan, et ne s’y épuise plus, sans en faire – citons encore Simon Rattle – « un parcours du combattant ». Nous n’avions plus entendu, depuis les meilleures années de Ben Heppner, pareil legato, pas seulement dans le duo, mais jusqu’au paroxysme de la souffrance.
MEHDI MAHDAVI
PHOTO © JEAN-LOUIS FERNANDEZ