Théâtre des Bouffes-du-Nord, 28 & 29 mai
Parfait timing pour l’Académie de l’Opéra de Paris qui a pu, dès le 19 mai, date de réouverture des théâtres, afficher The Rape of Lucretia pour six représentations (sept si l’on compte une première présentation aux professionnels, le 14 mai), au Théâtre des Bouffes-du-Nord.
La metteuse en scène française Jeanne Candel, elle-même en résidence à l’Académie, signe un spectacle atemporel, d’une belle lisibilité et d’une grande force émotionnelle. Il entrelace habilement la sphère du politique et de l’intime dans ce drame où, comme elle l’explique, « l’’avènement de la République romaine se fait sur le corps d’une femme qui a préféré mourir plutôt que d’endosser la honte et l’opprobre ».
Jeanne Candel s’inspire des paroles de Lucretia, avouant à son époux Collatinus le viol qu’elle a subi (« Ce que nous avons tissé, Tarquinius l’a défait »), pour mettre au centre du plateau un métier à tisser, au travers duquel on aperçoit, par transparence, l’orchestre placé au fond. Plus Arachné que Pénélope, elle file avec pertinence la métaphore de cette activité typiquement féminine.
Lors de la scène du viol, les assauts furieux de Tarquinius, relégués dans un recoin obscur, tout en haut, sont signifiés au spectateur par l’ébranlement du métier à tisser, comme autant de coups de boutoir portés à l’ordre moral, le jetant irrémédiablement à bas. Cette lecture conceptuelle se double, de surcroît, d’une vraie direction d’acteurs, fouillée et personnelle.
Débutant à l’Opéra National de Paris avec cette production « hors les murs », Léo Warynski dirige une formation de treize musiciens, comme le voulait Britten, où des instrumentistes académiciens sont rejoints par quelques membres de l’Ensemble Multilatérale et de l’Orchestre-Atelier Ostinato. Le chef français se montre un maître d’œuvre aussi précis qu’engagé, même si la configuration en fond de salle ne facilite pas le fondu sonore, ni l’équilibre avec le plateau.
La double distribution est à la hauteur des enjeux. Dans le rôle du Chœur masculin, le ténor suédois Tobias Westman montre beaucoup d’assurance, voix percutante et ductile, alors que son homologue coréen Kiup Lee, au timbre sans doute plus séduisant, semble moins à l’aise dans les quelques passages de virtuosité.
Les sopranos incarnant le Chœur féminin sont, en revanche, aussi convaincantes l’une que l’autre. La Suissesse Andrea Cueva Molnar offre une pâte vocale riche, tandis que l’Australienne Alexandra Flood allie une parfaite élocution à une voix plus légère.
Les deux soirs, le baryton ukrainien Danylo Matviienko fait très forte impression en Junius. L’Américain Aaron Pendleton impose beaucoup de présence en Collatinus, mais on regrette que sa voix de basse semble si souvent forcée. Nous lui préférons le Britannique Niall Anderson, certes plus timide scéniquement, mais plus touchant dans sa juvénilité et, surtout, mieux chantant.
Les Tarquinius sont crédibles physiquement, avec plus de superbe chez l’Américain Alexander York, malgré quelques menus accidents vocaux, à côté du baryton efficace du Français Timothée Varon, plus convenu.
Les deux Lucretia sont très différentes. La mezzo française Marie-Andrée Bouchard-Lesieur est une musicienne scrupuleuse, mais cette élégance confine presque à la distance. L’Indienne Ramya Roy a un chant moins surveillé, mais la chair du timbre et la flamme de l’incarnation desssinent une héroïne bien plus farouche et marquante.
Enfin, assurant toutes les représentations et parfaitement assorties, la vive Lucia de la soprano russe Kseniia Proshina et l’émouvante Bianca de la mezzo roumaine Cornelia Oncioiu ne méritent que des éloges.
Un beau spectacle qui, tout en remplissant parfaitement sa fonction de formation pour l’Académie de l’Opéra de Paris, offre au Théâtre des Bouffes-du-Nord une stimulante réouverture, devant un public limité par la jauge, mais enthousiaste.
THIERRY GUYENNE
PHOTO © STUDIO J’ADORE CE QUE VOUS FAITES