Palais Garnier, 21 mai
Le Soulier de satin est une commande de l’Opéra National de Paris, mais aussi un coup de cœur du compositeur français Marc-André Dalbavie (né en 1961), lors de la nuit fameuse du Festival d’Avignon 1987, où l’œuvre monumentale de Claudel, achevée en 1924, était donnée pour la première fois intégralement, pour dix heures environ de spectacle !
Jean-Louis Barrault, au plus proche de l’auteur, avait réduit la durée à cinq heures, pour la création scénique de 1943, donnée encore à l’Odéon, jusque dans les années 1980 : on en garde le souvenir ému. Raphaèle Fleury a procédé de même pour établir un livret très fidèle à l’original, et Marc-André Dalbavie n’a pas été moins respectueux, faisant alterner la musique et de longs passages parlés, ou sous forme de « mélodrame », sa partition assurant toujours une parfaite compréhension du texte, qu’elle soutient souvent avec bonheur.
Ailleurs, c’est plutôt une puissante et régulière respiration, avec l’orchestration richement diversifiée, à laquelle le compositeur nous a habitués : il faut prendre le temps de se laisser envoûter par elle. Et les beaux moments isolés ne manquent pas non plus, retrouvant d’ailleurs, à l’occasion, des formes classiques de l’opéra (quatuor et duos), jusqu’à ces pages presque italianisantes confiées à Rodrigue et Prouhèze, à la fin de la troisième « journée ».
Quatre heures quarante de musique seule, c’est pourtant beaucoup, d’autant que le statisme domine, l’intensité dramatique restant largement réfugiée dans le texte. Le metteur en scène français Stanislas Nordey, avec son excellente équipe habituelle, dont Raoul Fernandez pour les beaux costumes hispanisants, joue la distanciation, ouvrant le spectacle avec les seuls châssis de grandes toiles retournées, qui alterneront et se combineront ensuite – parti rappelant Il trovatore par Alvis Hermanis, à Salzbourg, en 2015. Avec respect, mais aussi des choix qui déconcertent.
Si L’Enterrement du comte d’Orgaz de Greco ou d’autres peintres espagnols du Siècle d’or sont en situation, on ne comprend plus très bien La Vierge de l’Annonciation d’Antonello de Messine, dont le voile bleu paraît surtout destiné à accueillir le soulier de satin rouge que lui dédie Prouhèze, pas plus que Léonard, pour La Belle Ferronnière ou La Vierge aux rochers dans sa seconde version (1503-1506). Appartenant à un tout autre univers, celle-ci domine, assez maladroitement, tout le finale, compromettant sa cohérence. Et la grande Vanité, qui revient systématiquement pour poser, à elle seule, le décor de Mogador, épuise rapidement son pouvoir de suggestion.
Sous la baguette du compositeur, l’Orchestre de l’Opéra National de Paris donne son meilleur. Et le plateau, où l’ingénieuse répartition vocale répond au foisonnement des personnages, s’engage dans l’entreprise avec une conviction qui force l’admiration. On saluera, avant tout, la vibrante et altière Prouhèze d’Eve-Maud Hubeaux, toujours très belle en scène, et ses aigus ardents.
Avec un français à l’accent italien marqué, Luca Pisaroni pose un Rodrigue farouche, que l’excellence de l’acteur rend convaincant, en face de la noirceur très appuyée du Camille de Jean-Sébastien Bou. On s’enchante de l’Ange gardien (puis Jacques et Adlibitum) de Max Emanuel Cencic, dont le contre-ténor contrepointe judicieusement le mezzo d’Eve-Maud Hubeaux. Yann Beuron est un Pélage superlatif, et Nicolas Cavallier, un noble Balthazar.
Camille Poul crève l’écran par sa juvénile et irrépressible Sept-Épées, qui sauverait presque la faible scène finale et son impossible maniement d’une pagaie, au milieu du bric-à-brac général. On apprécie le timbre corsé de Béatrice Uria-Monzon pour accuser le fort relief, avec vibrato, d’Honoria, puis d’Isabel, comme la jolie Musique, à la sûre colorature, de Vannina Santoni.
Au total, et pour des limites sans doute inhérentes au projet, on regrette de ne pas pouvoir être plus enthousiaste pour le résultat de ce grand effort : une création mondiale, qui semblait digne, à tous égards, de la réouverture du Palais Garnier, et qui a reçu, lors de cette première du 21 mai, ce qu’on appelle un succès d’estime.
Plus encore que pour la plus dense Charlotte Salomon, créée à Salzbourg, en juillet 2014 (voir O. M. n° 99 p. 35 d’octobre), et alors mieux tenue par la mise en scène ultime de Luc Bondy, des remaniements seront peut-être utiles pour l’avenir d’une œuvre sur laquelle on peut s’interroger.
FRANÇOIS LEHEL
PHOTO © OPÉRA NATIONAL DE PARIS/ELISA HABERER