Teatro Real, 9 & 10 mars
Et si c’était l’une des meilleures mises en scène de Norma dont nous ayons gardé le souvenir ? Trois options s’offrent à qui ose relever le défi du chef-d’œuvre de Bellini : le respect des didascalies du livret, au risque du ridicule ; la transposition radicale dans un autre contexte historique, géographique et politique, régulièrement tentée, ces cinquante dernières années, avec un résultat inégalement convaincant, voire catastrophique ; et le choix d’un cadre résolument atemporel, très souvent synonyme d’anonymat et de froideur.
Pour éviter ces pièges, l’Australien Justin Way, directeur de production au Teatro Real depuis 2014, n’est pas le premier à tenter de mélanger les époques, ni à recourir au procédé du « théâtre dans le théâtre ». Mais il le fait avec un tel souci de lisibilité que l’on se laisse rapidement prendre à sa manière de raconter l’intrigue, qui réussit à rendre les personnages crédibles sans jamais sacrifier l’émotion.
Tout l’opéra se déroule dans un théâtre délabré ; ses loges et balcons d’avant-scène entourent un plateau où se joue une représentation de Norma, dans un beau décor romantique, typique de l’époque de la création (1831) : forêt, ruines, ciel doré. Les druides et guerriers font leur apparition, affublés de fausses barbes qui les font ressembler aux Nains du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson.
À leur départ, le rideau du théâtre tombe et Pollione entre dans la loge, côté cour, pour chanter son air, habillé en officier autrichien, comme Flavio. Puis les deux hommes s’asseoient, se servent du champagne et, le rideau s’étant relevé, assistent à la suite du spectacle : « Casta diva », interprété par une Norma en crinoline bleue rebrodée de fils argentés, les cheveux couverts d’un voile transparent, armée d’une vraie faucille pour cueillir du gui sur un magnifique chêne de carton-pâte.
Avec le duo Pollione/Adalgisa, lui toujours en uniforme, elle en robe blanche à volants, évoquant quelque Amina de La sonnambula, Justin Way commence à mélanger ce qui se passe sur scène et dans la vie. Pollione, officier de l’armée d’occupation en Lombardie, dans la première moitié du XIXe siècle, entretient une liaison secrète avec la soprano qui interprète le rôle-titre de l’opéra (une Italienne, elle !), tout en courtisant l’autre soprano. Et c’est en coulisse, dans l’espace où Norma a enlevé son costume, puis accueilli ses enfants, ramenés de promenade par une Clotilde transformée en habilleuse, que le drame explose, à la fin du premier acte.
Plus l’opéra avance, plus les deux univers – et les deux décors – s’interpénètrent, avec possiblement un troisième niveau de lecture : notre propre époque, incarnée par une sorte de régisseur, dirigeant un groupe de machinistes pendant les transformations du dispositif. Aucune confusion, pourtant, dans cette narration conduite avec une intelligence et une cohérence remarquables.
Deux moments inoubliables : l’appel à la révolte du II, avec certains choristes déjà prêts à entrer en scène, habillés en Gaulois, et d’autres encore en redingote ou en bras de chemise, criant tous leur haine des Autrichiens ; et le finale, aussi émouvant que spectaculaire, où le bûcher expiatoire de la prêtresse et du proconsul se confond avec l’incendie, déclenché par les carbonari, qui ravage le théâtre et la ville à l’arrière-plan.
Sous la baguette de métier d’un Marco Armiliato ayant trop tendance à ralentir les tempi, chœurs et comprimari sont excellents. Quant aux deux équipes en alternance dans les quatre rôles principaux, elles s’avèrent inégales, notre préférence allant néanmoins à la première.
D’abord pour le somptueux Oroveso de Roberto Tagliavini, modèle de basse chantante, à l’émission riche et homogène. Ensuite pour l’éblouissante Adalgisa de Clémentine Margaine, certes résolument mezzo, à une époque où la tendance est à distribuer dans le rôle des voix plus claires, mais au timbre voluptueusement séducteur et au phrasé émouvant. Seul regret : l’évitement des contre-ut, une note que la cantatrice française possède pourtant.
Très accordée à sa partenaire dans les duos, la Norma de Yolanda Auyanet nous convainc un peu moins, sur le plan vocal, qu’à Nice, en 2018 (voir O. M. n° 138 p. 45 d’avril), avec de petits problèmes récurrents d’intonation. Scéniquement, en revanche, la soprano espagnole est éblouissante, révélant des dons d’actrice que nous ne lui soupçonnions pas. L’influence de Justin Way, sans doute.
Michael Spyres, enfin, déçoit. Il fait certes toutes les notes de Pollione, mais sans jamais paraître à son aise, comme s’il avait perdu confiance en son phénoménal instrument. Est-ce la faute du rôle, ingrat comme chacun sait ? Le prix à payer pour une carrière conduite sans grands ménagements, ces dernières années ? Quel que soit le plaisir qu’il éprouve à fréquenter des emplois de ténor héroïque, de baritenore, voire de baryton, le chanteur américain, hors des studios d’enregistrement, n’a pas vraiment les moyens de ses ambitions.
On lui préfère nettement son compatriote John Osborn, le lendemain. Lui, au moins, ne cherche pas à s’inventer une voix autre que la sienne et son Pollione, connu depuis ses apparitions au côté de Cecilia Bartoli, se distingue par sa facilité et son sens du style.
Des qualités qu’il ne partage pas avec sa Norma, une Hibla Gerzmava au timbre sombre et au volume imposant, mais incapable de chanter piano, de filer un aigu, de soutenir le legato et de vocaliser. La technique de la soprano russe ne lui permet pas d’aborder cette écriture, occasionnant de nombreux dérapages dans la justesse. Quant à l’interprète, elle chante Tosca, dans ses accès de jalousie comme ses élans de tendresse.
Annalisa Stroppa fait tous les contre-ut d’Adalgisa, mais c’est son seul mérite. La voix est tellement privée de charme, le phrasé tellement prosaïque, qu’au lieu d’Amina, fille cachée du Comte Rodolfo, on croit se trouver devant Lisa, l’aubergiste de La sonnambula.
À peine décent, l’Oroveso de Fernando Rado ne détruit pas l’impact d’une production qui gagnerait maintenant à voyager. Facile à reprendre, elle a sa place sur toutes les scènes, y compris les plus prestigieuses.
RICHARD MARTET