Opéra, 24 mars
Couvre-feu, occupation du parvis par des intermittents, subvention municipale brutalement amputée de 500 000 euros… En cette fraîche soirée de printemps, l’Opéra de Lyon semblait un concentré des difficultés du secteur culturel français. D’où l’importance de continuer à jouer et à chanter.
Cette dernière nouvelle production du mandat de Serge Dorny se joue devant une poignée de journalistes, pour diffusion en direct sur le site de la maison, puis en replay sur medici.tv, jusqu’au 24 juin. Un direct retardé de quelques minutes pour permettre à deux représentantes du collectif d’occupants de détailler, en langue inclusive, les revendications des « travailleu-reu-ses », d’un ton parfois saccadé. Prélude plutôt divertissant, même si le fourre-tout revendicatif perd en force ce qu’il gagne en longueur.
Au lever de rideau, une vidéo montre Ariane et Barbe-Bleue, en costumes de mariage, à l’arrière d’une voiture roulant tranquillement sur une route de campagne. Il lui offre un collier, ils s’embrassent. Un paysan surgit, qui jette un œuf sur la vitre arrière, tandis que se font entendre les chœurs, menaçants.
Pas d’acrobates, ni de machineries ici : moins spectaculaire que la plupart des spectacles de La Fura dels Baus, la mise en scène d’Alex Ollé se donne pour l’essentiel dans une atmosphère feutrée, aux lumières tamisées, où les décors sont épurés, voire abstraits. Ainsi du château et des sept portes, simples cloisons labyrinthiques, ou encore des espaces souterrains du deuxième acte, transformés en salle de restaurant chic.
Cette contemporanéité favorise une lecture féministe de l’œuvre. D’emblée, Ariane est obnubilée par sa mission, qu’elle mène résolument, en dépit des conseils de prudence de la Nourrice. Ne jette-t-elle pas son anneau nuptial ? Spectaculaire, la dernière scène du II conjugue défi au patriarcat et fin de l’asservissement. Les épouses de Barbe-Bleue empilent tables et chaises pour former une pyramide, dont elles prennent possession, puis, entre doigts et bras d’honneur, elles s’adressent à la salle avec vigueur, avant de se débarrasser de tout ce qui les entrave (chaussures, bracelets, colliers, ceintures…), brisant ainsi symboliquement leurs chaînes.
Cette liberté farouchement gagnée se heurte, malheureusement, au livret. En résulte un curieux tableau final, où les femmes choisissent de rester auprès de Barbe-Bleue, ensanglanté et attaché à une chaise, mais, là encore, en l’exhibant au public, comme un trophée dont on ne sait s’il sera, ensuite, aimé ou martyrisé. Cette ambiguïté est bienvenue, dans un spectacle plutôt convenu et, sans doute, par trop prosaïque pour rendre justice aux étrangetés du langage de Maeterlinck, comme à la sourde inquiétude émanant de la partition de Dukas.
Homogène, la distribution convainc davantage. Katarina Karnéus incarne une Ariane volontaire, doucement résolue, car sans acrimonie, avec la certitude de celle qui sait la justesse du combat. Par l’étendue de son registre, la cantatrice suédoise affronte sans peine un rôle exigeant, auquel elle donne luminosité et délicatesse.
Anaïk Morel campe une superbe Nourrice, présence discrète et prévenante, à laquelle la mezzo française offre, outre sa diction remarquable, une ligne de chant épurée, dont on soulignera la qualité des graves.
Les différentes épouses se montrent à la hauteur, comme Sélysette, à laquelle Adèle Charvet apporte la beauté de son timbre et la luminosité d’aigus sans faille, ou encore Mélisande et Ygraine, parfaitement incarnées par Hélène Carpentier et Margot Genet, qui parviennent à leur insuffler assez de présence, en dépit de la brièveté de leurs interventions. Il en est de même pour Tomislav Lavoie qui impose, en quelques phrases seulement, la force et l’autorité de Barbe-Bleue, avec des accents vigoureux et des graves chatoyants.
Si Lothar Koenigs assure une lecture rigoureuse, riche en couleurs (quels éclats dans l’ouverture des portes !), c’est aux dépens de l’équilibre avec le plateau, où les chanteuses se trouvent parfois en difficulté, tenues de forcer, perdant alors en qualité de diction, quand elles ne sont pas noyées dans un maelstrom sonore.
Il convient enfin de saluer l’excellence des Chœurs de l’Opéra de Lyon, préparés par Roberto Balistreri, dont les interventions sont d’autant plus remarquables qu’elles sont variées, entre éclats, lyrisme ou grondements.
JEAN-MARC PROUST
PHOTO © MAR FLORES FLO