Grand Théâtre, 19 février
Il serait plus facile, évidemment, de rejeter en bloc la première tentative de Milo Rau, figure éminente du théâtre documentaire, sur la scène lyrique. Mais à une époque où chaque projet mené à son terme représente une victoire, un tel accès d’humeur serait particulièrement malvenu. Surtout de la part du critique auquel a été accordé le privilège d’assister au spectacle depuis la salle, plutôt que devant son écran.
Il en va aussi de la mission de celui-ci : d’abord chercher à comprendre ce qui peut l’être, même s’il lui faut relire plusieurs fois la note d’intention reproduite dans le programme, ou l’entretien qui en tient lieu, puis formuler un avis forcément subjectif, sous couvert de la plus docte objectivité ! Dans le cas d’un salmigondis aussi indigeste, l’exercice atteint toutefois bien vite ses limites.
Mais reprenons. Et tâchons, surtout, de mettre nos idées en ordre. Il est question, dans l’argument dramaturgique, d’un futur post-apocalyptique, de l’éruption d’un volcan, et d’un artiste-roi. Le décor conçu par Anton Lukas présente sur l’endroit, une galerie d’art, et sur l’envers, un vaste bidonville. La démonstration de Milo Rau – car c’en est une, bien plus qu’une mise en scène, même conceptuelle – commence avec l’irruption du premier monde, celui de l’élite, déconnectée de la réalité, dans le second, avec ses figurants de toutes origines, qui ne vont certes pas jusqu’à jouer leurs propres rôles.
Foin des personnages, c’est aux personnes qu’il faut s’intéresser ! D’abord les six chanteurs, dont les visages, filmés en gros plan, sont projetés sur un écran, où sont résumées, en quelques phrases, leur vie et leurs aspirations, pendant le premier air de Vitellia (« Deh, se piacer mi vuoi »). Puis les dix-huit figurants, selon le même procédé, au second acte, depuis le rondo de Sesto (« Deh, per questo istante solo ») jusqu’à celui de Vitellia (« Non più di fiori »)…
Il ne s’agit pas de se montrer d’emblée réfractaire, mais essayer d’écouter quelques-unes des plus belles pages de Mozart, en lisant des récits d’emprisonnement, d’exil ou de viols, est tout sauf évident : l’un prend le pas sur l’autre, l’oreille est distraite, l’œil monopolise l’attention, et la musique n’est plus qu’un agréable fond sonore. C’est rejeter, en quelque sorte, le pouvoir d’émotion du chant.
La clemenza di Tito, dès lors, sert de prétexte à prouver que l’artiste – Tito –, dont l’histoire est inspirée de l’expérience de Joseph Beuys, revenu d’entre les morts selon sa « mythologie individuelle », s’achète une conscience en représentant la misère des peuples, pour mieux la revendre, et ainsi asseoir le pouvoir de la classe dominante. Pendaisons, rituel chamanique – et incantations mêlées aux accords de pianoforte –, il est, plus d’une fois, difficile de s’y retrouver. D’autant que, Tito excepté, personne n’en ressort avec une réelle consistance – et déguiser Vitellia en Marina Abramovic n’y changera pas grand-chose.
Certes, le propos de Milo Rau incite à la réflexion, et il s’engage, artiste engagé, en s’interrogeant sur les contradictions et hypocrisies de l’art engagé. Cette manière de s’inclure dans la dénonciation, voire la caricature de sa propre caste, est ce qui fait la force de son travail théâtral. Mais il ne reste que trop peu de place pour l’œuvre censément mise en scène, et toute la conviction qu’y mettent les chanteurs ne peut rien changer au fait qu’ils se trouvent éclipsés.
Sevré de spectacle vivant depuis bien trop longtemps, il conviendrait de se réjouir d’y revenir pour s’y trouver confronté à des images d’un réalisme aussi cru – même si le cœur arraché au figurant Dominique Dupraz, « l’un des seuls Genevois qui restent », et même probablement « le dernier » (sic), est celui d’une vache, qui finira par passer de main en main. Dans le monde d’avant, peut-être aurions-nous crié au génie, avec, nous aussi, cette part d’hypocrisie révélée par Milo Rau. Mais qui aura envie de voir une telle production dans le monde d’après ?
La rediffusion, jusqu’au 28 février, sur la plateforme digitale du Grand Théâtre de Genève (GTG Digital), puis à cinq reprises sur Mezzo Live HD, entre le 13 et le 26 mars, permettra aux courageux de mieux goûter l’interprétation musicale. À commencer par la direction de Maxim Emelyanychev, d’une souplesse féline, même lorsque ses tempi frisent la précipitation, à la tête d’un envoûtant Orchestre de la Suisse Romande.
Timbre de velours, vocalises fuselées, Anna Goryachova tend à trop chercher une largeur inutile, privant de concentration les frémissantes lignes de Sesto – quand Cecilia Molinari relève haut la main le défi d’Annio, qui a laissé plus d’une mezzo embarrassée aux extrêmes. En entendant le soprano grand teint de Serena Farnocchia partir à l’assaut des écarts de Vitellia avec une telle pugnacité, on rêve de l’y revoir dans un contexte plus flatteur. Quant à Bernard Richter, un peu plus de technique, surtout dans l’approche du registre supérieur, lui permettrait d’être, avec autant d’autorité physique et de naturel, un immense Tito. Mais ces considérations n’ont, ici, que bien peu d’importance…
MEHDI MAHDAVI
© CAROLE PARODI