Teatro di San Carlo/MyMovies.it, 5 février
Filmée le 16 janvier, et disponible en streaming depuis le 5 février, sur le site du San Carlo de Naples et la plateforme MyMovies.it, cette version de concert « à l’ancienne », c’est-à-dire avec des chanteurs strictement alignés de part et d’autre du chef, confirme à quel point Il pirata demeure une affaire de dames.
En effet, depuis la légendaire production de la Scala de Milan, en 1958, avec Maria Callas, presque toutes les reprises du troisième opéra de Bellini ont non seulement été motivées par la présence d’une prima donna tentée par le rôle écrasant d’Imogene, mais ont aussi vu le triomphe de celle-ci aux dépens de ses partenaires. L’ouvrage, pourtant, ne s’appelle pas pour rien Il pirata et il a été écrit sur mesure pour l’un des plus extraordinaires ténors de tous les temps, Gio. Battista Rubini…
Dans son compte rendu d’un précédent concert, à Monte-Carlo, Alfred Caron avait souligné la vaillance du Gualtiero de Celso Albelo, en signalant quelques problèmes d’intonation en fin de soirée et en décrivant son personnage comme « entier, vindicatif et désespéré » (voir O. M. n° 161 p. 39 de mai 2020). À Naples, la vaillance est toujours au rendez-vous, ô combien, au point de bannir toute nuance en dessous du mezzo forte.
Hurlant de plus en plus au fur et à mesure que l’opéra avance, le ténor espagnol coupe la reprise des cabalettes de ses deux airs, abrège les broderies de son duo du II avec Imogene (fâcheux dans la mesure où sa partenaire reprend la même mélodie à la tierce juste après lui, chantant exactement ce qui est écrit !), avec apparemment une seule idée en tête : arriver sans craquer au bout de ce rôle d’une longueur et d’une difficulté sans beaucoup d’équivalents dans l’histoire de l’art lyrique.
À Madrid, en 2019, Javier Camarena coupait également la reprise de ses cabalettes, mais son timbre était plus séduisant, son phrasé plus caressant et varié, au bénéfice d’un héros certes « vindicatif et désespéré », mais également vulnérable et attendrissant.
Dans le panorama actuel des Gualtiero, Celso Albelo se range donc résolument derrière son confrère mexicain, le modèle restant le phénoménal Michael Spyres qui, malgré un refroidissement, respectait à Genève, en 2019, les volontés du compositeur, à la note et à la nuance près.
Comme tant de barytons avant lui, Luca Salsi fait uniquement du son dans Bellini. La voix est magnifique de timbre et d’autorité, mais elle se déploie ici en pure perte. Confondant Ernesto avec Scarpia, l’interprète hurle et martèle son air d’entrée (évidemment amputé de la reprise de sa cabalette !), comme s’il s’agissait de la fin du « Te Deum » de Tosca, en piétinant les ornements et en débitant à la serpe triolets et triples croches. Un vrai massacre !
Entourée de bons comprimari, bien accompagnée par Antonino Fogliani, à la tête d’un orchestre aux sonorités pas toujours agréables du côté des cordes et d’un chœur souvent en décalage (la faute, très probablement, à la trop grande distance entre ses membres), Sondra Radvanovsky s’affirme donc comme la reine de la soirée.
Pas tout à fait dans sa meilleure forme, la soprano américano-canadienne lutte certes contre un grave inhabituellement rebelle, comme détaché du reste du registre, tantôt étouffé, tantôt outrageusement poitriné (sa dernière cabalette, le redoutable « Oh, sole ! ti vela », en souffre tout particulièrement). Mais, pour le reste, quel accomplissement vocal et dramatique !
Authentique tragédienne lyrique, Sondra Radvanovsky, pour ce qui s’apparente à une prise de rôle (en raison de la grève des personnels techniques, elle n’avait assuré que la répétition générale des concerts de décembre 2019, à l’Opéra National de Paris), saisit d’emblée toute la complexité du personnage d’Imogene. D’autant que, filmé en gros plan, son visage expressif, masque tour à tour tragique et extatique, bouleverse autant que son chant, en particulier dans un « Col sorriso d’innocenza » irrésistible de beauté, avec le concours d’une flûtiste en état de grâce, comme d’ailleurs le hautboïste avant elle.
Le chant, justement, éblouit par la longueur du souffle, par la manière dont cette technicienne d’une habileté consommée joue des zones opaques de son timbre et des aspérités de son émission, pour renforcer l’intensité de son phrasé. Et puis, quelle intelligence du texte, quel professionnalisme dans le respect de la musique, et quel contre-ut !
Avec des Imogene du talent de Sondra Radvanovsky et Sonya Yoncheva, sans oublier Joyce El-Khoury, Roberta Mantegna ou Anna Pirozzi, et en attendant Marina Rebeka (à Dortmund, en juin prochain), Il pirata a décidément de beaux jours devant lui. En version scénique, si possible.
RICHARD MARTET
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