Grand-Théâtre, 2 février
Initialement programmées les 26, 28, 29, 31 janvier et le 1er février, les représentations de V’lan dans l’œil (plus connu sous son premier titre, L’Œil crevé) ont été annulées pour les raisons que l’on sait. L’« opéra-bouffe » d’Hervé a donc fait l’objet d’une captation à huis clos, le 2 février, collaboration entre Bru Zane France, l’Opéra National de Bordeaux et l’Opéra de Limoges, pour une diffusion différée sur France 3 Nouvelle-Aquitaine, à des dates restant à préciser.
C’est dire le luxe de moyens : non pas le « concert bougé » fort en usage, mais une superproduction, en décors et costumes, dans le cadre raffiné du Grand-Théâtre de Victor Louis, avec l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine, la participation de membres du Chœur de l’ONB, disposés dans les premières loges de côté, et quatorze chanteurs solistes. Sans entracte, le spectacle dure plus de deux heures et demie.
Présenté le 12 octobre 1867, au Théâtre des Folies-Dramatiques, l’ouvrage avait été précédé, en 1866, par deux chefs-d’œuvre d’Offenbach : Barbe-Bleue et La Vie parisienne. Quant à l’événement européen de cette année d’Exposition universelle, Don Carlos de Verdi, sa création avait eu lieu le 11 mars 1867, à l’Académie Impériale de Musique (Opéra de la rue Le Peletier). L’opérette naissante se plaçait ainsi dans le sillage de l’opéra-comique – Hervé n’avait-il pas été l’élève d’Auber ? –, héritière certes des tréteaux de foire, mais aussi capable de parodier le « grand opéra » que le public connaissait parfaitement (Guillaume Tell, en l’occurrence).
Dans une salle qui sonne comme un violon, lorsqu’elle est comble, vingt musiciens suffiraient. Hervé n’en demandait pas tant, qui se contentait d’une douzaine. Comme son rival et ami Offenbach, il avait subi les limitations administratives imposées au nombre de personnages et de musiciens.
Le somptueux orchestre qui enregistra Mahler et Chausson contraint Christophe Grapperon, directeur musical de la compagnie Les Brigands, à rechercher un difficile équilibre avec le plateau. On aimerait goûter le charme mélodique et l’entrain rythmique de l’Ouverture, on apprécierait que le soutien apporté à des chanteurs surchargés de contraintes gymniques contorsionnistes ne s’exerce pas au détriment de l’intelligibilité. Les morceaux qui ont survécu à l’oubli, comme la « Légende de la langouste atmosphérique », chère à Verlaine, ou le « Chœur des chasseurs », pastichant Der Freischütz, gagneraient à être reconnaissables et compris.
Le fracas perpétuel alourdit également un texte démesurément étiré (l’interminable dialogue hurlé entre le Bailli et Géromé pèse des tonnes). Quand il s’agit du numéro bien connu d’Olivier Py, lui aussi très long, cela n’est pas grave. Tout au plus faut-il entendre Miss Knife, ici promue Marquise, s’adonner à une réminiscence de Lucia di Lammermoor et, chose plus étonnante, à une anticipation de Lakmé (1883).
L’acharnement de Pierre-André Weitz malmène de vrais chanteurs qui mériteraient de n’être pas soumis à une déclamation outrée (quadruple roulement des « r », accentuation mécanique de la première syllabe, cris, graves tubés, aigus tirés), des mimiques obscènes et des astuces graveleuses. Ingrid Perruche, Flannan Obé, David Ghilardi, Damien Bigourdan, familiers de Mozart, Grétry, Offenbach, Ravel, sont-ils en sécurité ? Le beau mezzo de Sandrine Sutter n’a rien à craindre. Mais pour parodier l’opéra, doit-on maltraiter les artistes ?
Dans la Préface de son Chilpéric (1868), Hervé expose son plan : « Ma foi, je n’en ai pas. Si fait, un seul : celui de faire sourire le public dans l’intervalle de mes morceaux de musique. » Sourire, non pas hurler. Sinon, la dernière réplique du spectacle (« Public charmant, excuse un peu notre bizarrerie ») appelle une réponse.
Si la bizarrerie du bon Florimond Ronger est tout excusée, l’inquiétude persiste : cette musique « légère », ici lestée de semelles de plomb, convaincra-t-elle le public des diffusions ? Avec ses pensionnaires de Bicêtre, le « Compositeur toqué » employait la musico-thérapie. On ne sache pas qu’il ait pratiqué sur eux des sévices.
PATRICE HENRIOT
© ÉRIC BOULOUMIÉ