Comptes rendus Un Ring pour France Musique à Paris
Comptes rendus

Un Ring pour France Musique à Paris

09/12/2020

Opéra Bastille, les 24, 26 & 28 novembre, et Auditorium de Radio France, le 6 décembre.

Diffusion sur France Musique, les 26, 28, 30 décembre & 2 janvier.

Le Ring n’aura pas lieu ! La sentence, prononcée début juin par Stéphane Lissner, semble alors irrévocable. Impossible, dans un contexte aussi incertain, de maintenir la production de Calixto Bieito, et les deux cycles complets programmés aussi loin que fin novembre et début décembre, alors que ni le Prologue, ni la Première Journée, dont la création était prévue au printemps, n’ont pu être complètement répétés.

Philippe Jordan, pourtant, ne l’entend pas de cette oreille – lui qui, d’ordinaire plutôt réservé, a pris l’initiative d’épancher sa « frustration, sa tristesse, sa déception, sa colère » dans les colonnes du Figaro. Pas question, pour le chef, d’accepter le sacrifice de son dernier grand projet avec l’Orchestre de l’Opéra National de Paris, une formation dont il tient les rênes depuis 2009, et qu’il s’apprête à quitter pour le Staatsoper de Vienne.

Que le directeur général, déjà en poste au San Carlo de Naples, et déjà davantage soucieux d’y débuter son mandat par un coup d’éclat, s’en lave les mains, c’est son affaire. Le directeur musical se fait, pour sa part, une obligation presque morale de respecter ses engagements jusqu’au bout, et d’offrir ce cadeau à une maison à l’arrêt depuis trop longtemps.

Sans doute est-ce de haute lutte qu’il obtient l’assurance de deux versions de concert aux dates d’origine. D’autant qu’il faut jongler avec des plannings labyrinthiques, alors que la « Grande Boutique » se prépare, enfin, à la reprise de ses activités scéniques – l’ampleur de la tâche n’admet certes pas les demi-mesures. Mais la deuxième vague, encore tapie dans l’ombre à la fin de l’été, ne tarde pas à s’en mêler : couvre-feu, reconfinement, les obstacles s’accumulent.

Qu’à cela ne tienne, la Tétralogie sera captée, à huis clos, par les micros de France Musique et retransmise en direct sur les ondes… sauf qu’un cas de Covid menace encore l’édifice wagnérien de s’effondrer ! Finalement, les quatre volets seront enregistrés dans le désordre – Die Walküre (24 novembre), Das Rheingold (26 novembre), Götterdämmerung (28 novembre) et Siegfried (6 décembre) –, puis diffusés, dans le bon ordre, cette fois, du 26 décembre au 2 janvier.

Au terme de cet étonnant marathon, débuté à l’Opéra Bastille et achevé à l’Auditorium de Radio France, Philippe Jordan peut, assurément, avoir le sentiment du travail accompli. Et bien plus encore. Les musiciens ne laissent ainsi rien paraître de ces longs mois de repos forcé, retrouvant leur niveau d’excellence pour parvenir, le plus souvent, à un état de grâce instrumental. Et si la conception du chef n’a pas fondamentalement changé depuis son premier Ring parisien, mis en scène par Günter Krämer, elle apparaît dès lors bien plus aboutie.

La recherche de la transparence qui, voici dix ans, pouvait passer pour une fin, n’est plus aujourd’hui qu’un moyen. Les textures sont toujours aussi aérées, et Philippe Jordan met de la lumière à tous les étages, jusqu’aux tréfonds mêmes du Nibelheim. Mais, libéré du fardeau que peut constituer une mise en scène, appesantissant ou allant à contre-courant de la dramaturgie musicale, il fait avancer, mieux, vivre la narration.

Il manque pourtant à cette lecture, parce qu’elle est une minutieuse radiographie de la partition – l’occasion était trop belle, dans ces conditions de studio –, un souffle épique, peut-être, mais surtout, y compris dans les passages les plus puissamment descriptifs, et ce dès la tempête de Die Walküre, cette capacité à projeter des images, au-delà de la pure beauté sonore.

Le pouvoir quasi incantatoire de certaines voix le compense parfois. « O hehrstes Wunder ! » : Lise Davidsen emplit l’espace sans la moindre trace d’effort, et l’avenir du chant wagnérien semble assuré, Sieglinde incandescente de féminité, dont l’instrument porte déjà en lui les prodiges de cette Brünnhilde d’exception qu’elle sera dès demain.

Il faut à Stuart Skelton – qui remplaçait Jonas Kaufmann, quand sa jumelle d’un soir palliait la défection d’Eva-Maria Westbroek – déployer tout son art, à commencer par un legato éminemment poétique, pour que Siegmund, dont la tessiture lui convient mieux qu’aucune autre, ne pâlisse pas.

De leur union ne pouvait naître qu’un Siegfried de la trempe d’Andreas Schager, enjoué, insouciant, incarnant le personnage dans un mouvement perpétuel accompagnant une défonce vocale inouïe, qui pousse l’intrépidité jusqu’à l’incident, mais ne recule décidément devant rien, phénoménal en somme, et incontestable.

Ni l’une, ni l’autre Brünnhilde ne se hissent à ce niveau. Après de fiers « Hojotoho ! », Martina Serafin fait peine à entendre, artiste distinguée, fourvoyée dans un rôle qui surexpose des moyens prématurément usés par des choix de répertoire hasardeux.

Ricarda Merbeth est son exacte opposée, qui déploie, dès une Helmwige de luxe, au pied levé, un registre supérieur d’une adamantine candeur, capable de flotter, inépuisable, au-dessus de la mêlée. La probité technique, aussi admirable soit-elle, ne peut cependant compenser l’absence, ni de corps dès le médium, ni de charisme.

Défaut partagé avec Iain Paterson, Wotan sans profondeur, privé, donc, de démesure, et forcé de s’accrocher aux mots pour donner le change. Mais Ekaterina Gubanova fait une Fricka formidablement tonique, Jochen Schmeckenbecher, un Alberich à la fois pitoyable et inquiétant, Gerhard Siegel, un Mime idéalement glapissant, tandis que les grandes orgues du Fafner de Dmitry Ivashchenko rivalisent avec le superbe granit dans lequel Ain Anger taille son Hagen, rugissante incarnation du mal absolu.

Pas de quoi entrer dans la légende, peut-être, mais bel et bien le meilleur d’aujourd’hui : il s’agit, par-delà les inévitables réserves, de prendre, en ces temps impossibles, la juste mesure de l’exploit !

MEHDI MAHDAVI

PHOTO : Lise Davidsen et Philippe Jordan © OPÉRA NATIONAL DE PARIS/ELISA HABERER

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