« Un homme ? Non, un élément » ; « le plein midi » ; « la vitalité éternelle ». Ainsi Jules Michelet, Victor Hugo et Charles Baudelaire qualifiaient-ils leur gigantesque contemporain, Alexandre Dumas (1802-1870).
Le feuilletoniste, le romancier, l’auteur dramatique ont éclipsé le poète et le librettiste. Sur le théâtre, Dumas a devancé Hugo, Vigny et Musset, faisant voler en éclats la règle des trois unités, imposant la couleur locale, le « mot propre », la violence des situations : Henri III et sa cour (1829) précède Hernani, Chatterton et Lorenzaccio. Quant à Charles VII chez ses grands vassaux (1831), la pièce a inspiré Emanuele Bidèra pour le livret de Gemma di Vergy de Donizetti (1834).
Dumas est donc au cœur de la vie littéraire et musicale de son époque. Heureuse initiative : à l’occasion du 150e anniversaire de sa mort, la Société des Amis d’Alexandre Dumas, l’association Jeunes Talents, Groupama Paris-Val de Loire et Alpha Classics ont uni leurs efforts pour enregistrer, en mai 2020, un disque de studio baptisé Alexandre Dumas et la musique.
L’intéressé s’avouait incapable de reproduire une mélodie sans la défigurer mais, disait-il, « son âme chantait juste ». L’album propose des œuvres composées directement sur quelques-uns de ses poèmes, au fil de rencontres qui peuvent étonner.
La Belle Isabeau (1843) appartient au grand romantisme et accomplit une rencontre au sommet, puisque Berlioz l’anime, avec le chant passionné de la mezzo Karine Deshayes et le mouvement irrépressible conféré par le piano d’Alphonse Cemin. Même élan avec Jeanne d’Arc au bûcher (1846), « scène dramatique en octosyllabes » de Liszt, qu’interprète la soprano Marie-Laure Garnier.
Sur le poème Le Sylphe, Franck compose, en 1842-1843, une œuvre étrange et grave. Marie-Laure Garnier s’y montre très proche du romantisme allemand, dans la plus parfaite diction française, avec l’accompagnement du piano arpégé et le violoncelle lyrique de Raphaël Jouan. Quant à L’Ange, il permet de découvrir le compositeur Joseph Doche (1799-1849), en un nocturne ciselé par Karine Deshayes.
Le Jardin fut le support de deux mélodies : par Henri Reber (1807-1880) et par Francis Thomé (1850-1909). Marie-Laure Garnier prête sa voix de grand soprano à la première, Kaëlig Boché, en ténor demi-caractère, sert parfaitement la seconde. Le légendaire Gilbert Duprez (1806-1896) fait irruption, non comme l’inventeur de l’ut di petto, mais comme le compositeur de Nita la gondolière, barcarolle vénitienne ; Kaëlig Boché s’y montre brillant. La romance d’Edmond Guion (v. 1820-1892), Amour, printemps – Printemps, amour !, peut charmer, surtout confiée à Karine Deshayes.
Le Chevalier d’Harmental, « opéra-comique » de Messager, créé à Paris, en 1896, s’inspire du drame éponyme de Dumas et Auguste Maquet (1849). À défaut de son orchestration élégante et du rôle débonnaire de Buvat, par lequel le baryton Lucien Fugère sauva l’ouvrage des foudres de la critique, nous entendons, malheureusement réduit à la version piano, l’air désinvolte de Raoul, distribué à Kaëlig Boché.
Nos trois complices ont dû se réjouir à chanter le « Chœur des Girondins », écrit par Dumas pour sa pièce Le Chevalier de Maison-Rouge (1847) – elle-même tirée de son roman éponyme – et mis en musique par Alphonse Varney (1811-1879). Ce morceau devint un rival de La Marseillaise, comme hymne national, pendant la révolution de 1848.
Chanté également en trio, signalons l’alerte extrait de Piquillo d’Hippolyte Monpou (1804-1841), livret de Dumas et Gérard de Nerval, créé en 1837, à l’Opéra-Comique.
D’autres œuvres empruntées au répertoire du XIXe siècle, sur des textes d’autres poètes, complètent harmonieusement l’ensemble : Élégie de Massenet (Kaëlig Boché), la « Berceuse » de Jocelyn de Godard (Karine Deshayes), La Fuite de Duparc (Marie-Laure Garnier et Kaëlig Boché), La Captive de Berlioz (Marie-Laure Garnier).
En un peu plus d’une heure, nous apprenons beaucoup et constatons que le chant français se porte bien.
PATRICE HENRIOT
1 CD Alpha Classics ALPHA 657