Comme Lawrence Brownlee le souligne dans l’entretien publié en page 16 de ce numéro, il est surprenant qu’aucune firme n’ait jamais eu l’idée de consacrer un album entier aux duos et trios de Rossini, mettant en scène au moins deux ténors. Surtout depuis l’explosion de la « Rossini Renaissance », au début des années 1980, portée, entre autres, par le Festival de Pesaro.
Le disque ayant manqué les rencontres Rockwell Blake/Chris Merritt, William Matteuzzi/Bruce Ford et Juan Diego Florez/Gregory Kunde, c’est à Lawrence Brownlee et Michael Spyres que revient l’honneur de défendre ce premier récital, dédié à l’opposition entre les deux types vocaux masculins préférés de Rossini : le tenore contraltino et le baritenore. Le premier léger et suraigu, le second plus charpenté et plus grave, mais tous deux également virtuoses.
Dans cet enregistrement réalisé en studio, en juillet-août 2019, la « rivalité » légendaire entre Giovanni David (1790-1864) et Andrea Nozzari (1776-1832) occupe, en toute logique, une place de choix. À Naples, entre 1816 et 1822, Rossini les réunit dans pas moins de cinq opéras, parmi lesquels Erato a retenu Ricciardo e Zoraide, La donna del lago et Otello (Ermione et Zelmira sont les deux autres).
Le match entre les deux ténors américains atteint ici des sommets. À un Lawrence Brownlee au timbre idéalement clair, à l’aigu facile et percutant, dans les emplois de David (Ricciardo, Giacomo V/Uberto, Rodrigo), répond un Michael Spyres à la couleur plus sombre (Agorante, Rodrigo di Dhu, Otello), pas du tout impressionné par les monstrueuses descentes dans le grave qui constituaient l’une des spécialités de Nozzari, et, en même temps, capable de montées vers l’aigu aussi spectaculaires que celles de son partenaire.
Le concours de suraigus dans La donna del lago et Otello est ainsi l’un des plus excitants qu’il nous ait été donné d’entendre. Mais entendons-nous bien : ces tours de force, portés par un chant d’une énergie de bout en bout irrésistible, ne constituent qu’un atout parmi d’autres du programme. Car ce qu’ils pourraient avoir de gratuit, voire de m’as-tu-vu, est très largement compensé par l’émotion dont les deux « amis et rivaux », pour reprendre le titre de l’album, irriguent chaque phrase musicale, chaque roulade, chaque saut de registre.
Pour les premières napolitaines d’Elisabetta, regina d’Inghilterra (créée en 1815, et non 1816, comme l’indique le texte d’accompagnement !) et d’Armida, Nozzari n’avait pas David pour antagoniste. Dans la première, il affrontait un autre ténor de légende, Manuel Garcia (1775-1832), à la voix certainement plus centrale – ce qui ne semble pas déranger Lawrence Brownlee, dans le beau duo entre Leicester et Norfolk.
Dans la seconde, où Rossini lui avait réservé le rôle principal de Rinaldo, ses deux principaux complices masculins étaient les ténors, de moindre rang, Claudio Bonoldi (1783-1846), en Gernando et Ubaldo, et Giuseppe Ciccimarra (1790-1836), en Carlo et Goffredo. Erato a la bonne idée de conclure l’album avec l’électrisant trio « In quale aspetto imbelle », neuf minutes de pur plaisir, à la fois pour la beauté de la musique et la performance des trois interprètes.
Inutile de revenir sur les mérites de Michael Spyres et Lawrence Brownlee. Il est indispensable, en revanche, de s’attarder sur la qualité de la prestation de Xabier Anduaga. Après avoir joué les utilités aux côtés de Lawrence Brownlee, dans l’air d’entrée de Ricciardo, puis s’être logiquement effacé derrière Michael Spyres, dans le duo Otello/Jago, le jeune ténor espagnol (25 ans) a enfin l’occasion de s’imposer en Carlo. Avec son chant énergique et bien projeté, il supporte aisément la confrontation avec ses deux exceptionnels partenaires.
Davantage qu’au célébrissime duo Almaviva/Figaro dans Il barbiere di Siviglia, savoureux clin d’œil au rôle fétiche de Lawrence Brownlee et aux tentations barytonales de Michael Spyres, on s’attachera, enfin, aux seize minutes d’extraits de l’acte III du rare Siège de Corinthe (1826), remaniement parisien du Maometto II napolitain (1820).
Chantant dans un français impeccable, les deux ténors, distribués dans des rôles créés par Nourrit père et fils (Louis en Cléomène, Adolphe en Néoclès), se montrent sensibles aux différences stylistiques séparant la nouvelle mouture de l’originale – Michael Spyres, tout particulièrement, davantage rompu que son compatriote aux exigences de la « tragédie lyrique » de Gluck, Cherubini et Spontini, dont l’ouvrage se réclame expressément.
Après, il ne reste plus qu’à se laisser porter par une musique sublime, notamment dans le trio « Céleste providence » (« In questi estremi istanti » dans Maometto II), l’une des plus géniales inspirations de Rossini. Et tant pis si la Pamyra de la mezzo-soprano irlandaise Tara Erraught, au demeurant très correcte (on la préfère en Elena, puis Desdemona, dans les trios d’Otello et de La donna del lago), ne respire pas sur les mêmes cimes que ses Cléomène et Néoclès !
À la tête du remarquable ensemble I Virtuosi Italiani, Corrado Rovaris parachève notre bonheur, grâce à une direction extraordinairement dynamique et variée (on lui pardonnera aisément de moins bien maîtriser les spécificités du Rossini français qu’italien).
1 CD Erato 0190295269470
RICHARD MARTET