La Monnaie, 22 octobre
S’il avait été donné à l’Opera Vlaanderen (alors Vlaamse Opera) quand Marc Clémeur le dirigeait, le plus célèbre ouvrage de Korngold n’avait jamais été représenté à la Monnaie, alors même qu’il est l’adaptation d’un fleuron de la littérature symboliste belge : Bruges-la-Morte de Georges Rodenbach (1892). Pour célébrer le centenaire de sa création, le 4 décembre 1920, cet oubli devait être réparé.
Il faut donc rendre hommage à la salle bruxelloise d’avoir maintenu le projet contre vents et marées : une orchestration réduite a été commandée, et des coupures ont été effectuées pour pouvoir jouer l’œuvre sans entracte. Hélas, le spectacle n’a pu rester à l’affiche que deux représentations, le couvre-feu imposant la fermeture de tous les lieux culturels ayant pris effet au lendemain de la seconde, le 26 octobre.
Initialement annoncée comme une reprise de la mise en scène de Mariusz Trelinski, créée à Varsovie, en 2017, la production a dû s’adapter aux impératifs de distanciation sociale. La fosse est recouverte ; l’Orchestre Symphonique de la Monnaie est placé au fond du plateau, derrière un mur de plexiglas, et il est, pour l’occasion, réduit à une soixantaine de musiciens. On ne sait si c’est l’effet de cette orchestration, commandée à Leonard Eröd, ou un choix délibéré du chef Lothar Koenigs, mais tout ce que la partition peut avoir de mystère et de trouble est gommé par une direction carrée, laissant peu de place au doute. C’est énergique, coloré, parfois presque clinquant, mais rarement poétique.
Semblablement, la mise en scène ne s’embarrasse pas de la dimension onirique de l’œuvre, traitant sur le même plan rêve et réalité. Ainsi, incarnée par une Marlis Petersen souveraine d’autorité vocale, combinant puissance et perfection de l’intonation, Marietta n’est pas ici l’être fragile et mystérieux que l’on voit d’habitude. Dès le début, c’est une femme à la personnalité affirmée, plutôt vulgaire (le chewing-gum qu’elle mâchonne ostensiblement, puis crache avant de chanter « Glück, das mir verblieb » !). Dommage, car il manque, du coup, le ressort dramatique de l’évolution du personnage.
De même, on ne trouvera rien de fiévreux, ni d’erratique dans le Paul solaire et extraverti de Roberto Saccà, excellent dans sa prise de rôle. Le reste de la distribution est tout aussi remarquable, notamment Frank et Fritz, confiés à deux barytons d’une fiabilité reconnue : Dietrich Henschel et Nikolay Borchev.
Le spectacle avait été annoncé comme adapté à la situation sanitaire, avec des personnages « enfermés dans de gigantesques cercueils transparents », dont « les parallèles avec la quarantaine sont évidents ». En réalité, les trois grandes cabines d’aluminium et de plexiglas, éclairées de néons, qui occupent le plateau, rappellent à s’y méprendre le décor de Powder Her Face de Thomas Adès, mis en scène par le même Mariusz Trelinski, déjà à Bruxelles, en 2015, en un temps où l’on ne parlait pas de coronavirus.
Brigitta, Paul et Frank y prennent place pour la première scène, ce qui donne effectivement le sentiment d’une version semi- concertante, mais ils en sortent très vite. La soirée déroule alors sa pleine puissance théâtrale, où tout se concentre sur ce rapport de domination de Marietta sur Paul – le seul élément un peu surréaliste venant de la projection occasionnelle de quelques vidéos, qui rappellent le Buñuel du Chien andalou.
NICOLAS BLANMONT
© LA MONNAIE/HUGO SEGERS