Pris dans la tourmente du moment, le Châtelet a quand même pu lever le rideau sur Le Vol du Boli, ouvrage commandé à Damon Albarn (né en 1968). Le musicien britannique, cofondateur du groupe Gorillaz, signe ainsi, après Monkey : Journey to the West, Doctor Dee et Wonder.land, sa quatrième œuvre pour la scène. Mais alors que, pour cette création mondiale, plus d’une quinzaine de représentations étaient prévues, seules trois ont été maintenues, le spectacle devant être repris la saison prochaine. Cela suffira-t-il à redonner de l’élan à un théâtre qui semble être en pleine crise identitaire ? Peut-être, si l’on en croit la « standing ovation » ayant accueilli les interprètes, à la fin de cette première.
Pourtant, Le Vol du Boli, qualifié d’« opéra du XXIe siècle » par le Châtelet, est un bien faible objet : ni de l’ordre du genre lyrique, ni même de la comédie musicale, mais relevant plus de la superproduction destinée à éblouir les foules. Dans le numéro de septembre d’Opéra Magazine (voir O. M. n° 164 p. XX), le cinéaste mauritanien Abderrahmane Sissako nous expliquait que, pour l’établissement du livret (écrit en collaboration avec Charles Castella), il était parti d’une histoire racontée par Michel Leiris dans L’Afrique fantôme.
Lors d’une mission ethnographique à laquelle l’écrivain français participait au Mali, au début des années 1930, il avait volé un « boli », c’est-à-dire un fétiche qui, dans la tradition africaine, représente une toute-puissance que seuls quelques initiés peuvent manipuler. Michel Leiris avoue, dans son livre, combien il a ensuite regretté ce geste, au point de réaliser qu’il s’agissait d’un viol, d’une appropriation forcée d’une culture.
On pouvait penser qu’à partir de cet épisode douloureux, Abderrahmane Sissako construirait une intrigue forte, donnerait corps et âme à des personnages. Il n’en est rien. L’affaire est juste évoquée en passant ; elle symbolise le vol de l’histoire africaine, et c’est justement celle-ci que le librettiste, également metteur en scène, en moins d’une heure et demie, entend raconter.
De fait, c’est toute l’histoire d’un continent qui est passée en revue, depuis le XIIIe siècle où apparaît Sundjata, le souverain de l’Empire mandingue, jusqu’à l’époque coloniale, en passant par l’esclavage, l’enrôlement dans les armées européennes ou l’exploitation des ressources naturelles. Le tout sous la forme de tableaux se succédant sans vraie logique (ou alors assez naïve, comme cette vidéo de fonds sous-marins qui fait suite au saut de deux esclaves depuis la proue d’un bateau), et en faisant alterner les modes d’expression les plus divers : chant, danse…
Ce qui nous gêne ici n’est pas la dénonciation du colonialisme, que nul ne pourra contester, même si elle s’exprime de façon fort simpliste et caricaturale (pourquoi les tableaux où apparaissent les « incarnations du pouvoir blanc » sont-ils systématiquement aussi mal écrits et ridicules ?), mais bien l’absence totale d’enjeu théâtral. Les scènes se succèdent, certaines très belles, mais de manière gratuite. Il n’y a aucun jeu, puisqu’il n’y a aucune évolution de personnages, et le tout finit par sembler factice et aléatoire.
Au milieu de cette pauvreté dramaturgique, on a quand même quelques satisfactions : la musique de Damon Albarn, ici dirigée par Mike Smith, un peu répétitive, sans doute, mais qui, avec toutes les percussions africaines, parvient à des mélopées enivrantes ; la chorégraphie de Mamela Nyamza, aboutissant souvent à la transe ; les costumes luxuriants d’Élisabeth Cerqueira et, surtout, la voix somptueuse de Fatoumata Diawara (PHOTO).
Comme l’ensemble de la distribution, la chanteuse malienne interprète plusieurs personnages et, à chacune de ses interventions, elle fait vibrer la salle de son volume et de sa puissance émotionnelle. Pour elle, ce Vol du Boli mérite le détour, mais c’est une bien maigre consolation.
PATRICK SCEMAMA
PHOTO © CYRIL MOREAU