Staatsoper Unter den Linden, 3 octobre
Bien que basé sur une pièce de Heiner Müller, Quartett n’avait pas encore été joué à Berlin. Plus encore, depuis sa création (Scala de Milan, 26 avril 2011), l’ouvrage avait toujours été donné en anglais, y compris à Dortmund, l’année dernière. À l’origine, Luca Francesconi (né en 1956) avait opté pour cette langue afin de reprendre sa liberté par rapport à l’œuvre originale, mais aussi pour faciliter la circulation de son opéra : il a effectivement connu, depuis, quatre-vingt-cinq représentations dans huit productions différentes et une dizaine de pays.
Pour le Staatsoper Unter den Linden de Berlin, toutefois, le passage à l’allemand s’est imposé comme une nécessité, sinon comme une évidence, et la nouvelle production voulue et dirigée par Daniel Barenboim était donc, aussi, une création. Le compositeur italien s’est remis à l’ouvrage pour adapter son livret et sa partition à la prosodie spécifique de la langue allemande. À l’écoute, la différence est évidemment audible, mais sans bouleverser l’équilibre général de cet opéra, où la voix n’est qu’un élément parmi d’autres d’une texture sonore extrêmement large et diversifiée.
On sait que, lors de la création (voir O. M. n° 63 p. 57 de juin 2011), deux groupes d’instrumentistes étaient à l’œuvre : un orchestre d’effectif traditionnel, sur scène, mais invisible derrière un rideau ; et un plus petit, en fosse, avec piano, célesta et synthétiseurs. Le grand orchestre et les chœurs ont été ensuite enregistrés, et l’habitude a été prise d’utiliser cette bande-son dans les théâtres, restituée avec d’éblouissants effets de spatialisation par les équipes de l’Ircam. C’est cette version qui est donnée ici, Daniel Barenboim dirigeant avec minutie, mais non sans expressivité, les musiciens de la Staatskapelle Berlin dans la fosse, et les faisant monter sur scène avec lui, comme à son habitude, au rideau final.
Dans l’écrasant rôle de la Marquise de Merteuil – la pièce de Müller est une série de variations cyniques sur Les Liaisons dangereuses –, la soprano allemande Mojca Erdmann est stupéfiante d’aisance et d’autorité. La voix est d’une précision sans faille, et suffisamment projetée pour qu’on ne remarque pratiquement aucune différence aux moments où la partition prévoit qu’elle soit amplifiée pour des raisons dramaturgiques.
Même si le rôle du Vicomte de Valmont est moins développé, le baryton néerlandais Thomas Oliemans n’est pas en reste. Il témoigne des mêmes qualités de netteté et de puissance, même lorsque la mise en scène le place en situation plus délicate.
Plutôt qu’un salon, c’est un bunker qui accueille le couple désabusé. Creusé à l’intérieur d’un demi-globe terrestre de béton, dont les rotations ponctuelles viennent rythmer la succession des scènes, le décor reste un espace d’ouverture : ici, ce sont des photos qui descendent des cintres avant d’y remonter, là, c’est une pluie de corbeaux qui semble s’abattre gracieusement sur le plateau.
La « mise en abyme » du jeu de séduction, qui voit les deux protagonistes tenir le rôle d’un personnage du sexe opposé (Merteuil incarne Valmont, quand celui-ci joue Madame de Tourvel), permet à la réalisatrice polonaise Barbara Wysocka d’aborder la très actuelle question du genre. Mojca Erdmann, en dominatrice, arbore fièrement un sexe masculin sanglé au bas-ventre, tandis que Thomas Oliemans, en talons et bas résilles, exhibe de grotesques faux seins.
Mais cette partie de la mise en scène ne semble qu’une sorte de passage obligé, sans trop de conviction, presque mineur dans un propos attentif, avant tout, à la direction d’acteurs. Bénéficiant de superbes lumières et d’un appui vidéo soigné, cette nouvelle lecture de Quartett nous touche, finalement, plus encore par sa beauté esthétique que par sa création de sens. Un peu comme si elle devenait, elle aussi, partie intégrante de l’univers sonore fascinant de Luca Francesconi.
NICOLAS BLANMONT
PHOTO © MONIKA RITTERSHAUS