Nationaltheater, 5 septembre
L’artiste serbe Marina Abramovic, 73 ans, est devenue aujourd’hui le symbole de la « performance », art théâtral qu’elle ne saurait résumer à elle seule, mais dont elle a réussi quelques-uns des exemples les plus fascinants. Interactions avec un public dont sont fouillées, en continu, toutes les réactions, suscitées par le regard, voire le corps de la « performeuse », offert en pâture, jusqu’à des prises de risque maximales…
Ces événements éphémères sont tellement exemplaires qu’on les retrouve cités par de nombreux metteurs en scène d’opéra : Tannhäuser par Tobias Kratzer, à Bayreuth, Don Giovanni par Marie-Ève Signeyrole, à Strasbourg, Die Gezeichneten par Krzysztof Warlikowski, à Munich, sont ainsi truffés de références aux « performances » de Marina Abramovic, clés d’approche avec lesquelles le public a dû se familiariser.
De la part du Bayerische Staatsoper, c’était plutôt audacieux de confier un projet entier à une artiste d’une créativité aussi particulière, mais l’intuition s’est avérée juste. À l’opéra, où il ne peut plus être question ni d’improvisation ni de hasard, Marina Abramovic a su relever le défi, grâce à un art désormais exacerbé de se mettre en scène elle-même. Au risque assumé d’un narcissisme qui frôlerait parfois le ridicule, s’il était manié avec moins d’expertise, mais qui passe en force. Grâce, également, à un très bon carnet d’adresses, car Abramovic s’est bien entourée.
Comment le projet 7 Deaths of Maria Callas s’est-il cristallisé ? D’abord autour d’une passion de la « performeuse » pour la voix de la légendaire soprano, mais aussi d’une certaine ressemblance de traits, parfois saisissante, entre les deux femmes. Ensuite d’une fascination pour la mort, objet de consommation courante à l’opéra.
Les sept héroïnes sélectionnées pour ce spectacle partagent un destin invariablement tragique, ce qui nous rappelle au passage que l’ordinaire d’une diva en scène est vraiment peu réjouissant : consomption (Violetta Valéry dans La traviata), saut dans le vide (Tosca), strangulation (Desdemona dans Otello), hara-kiri (Cio-Cio-San dans Madama Butterfly), coup de surin (Carmen), folie meurtrière (Lucia di Lammermoor) et bûcher (Norma).
On était curieux de voir Marina Abramovic sur scène en chair et en os, mais la contempler, une heure durant, en état de mort apparente sur un lit, comme le corps d’une Callas aux cheveux défaits, n’a rien de bien passionnant, même à titre de performance d’immobilité parfaite (rien ne bouge, ni même ne cille). Toute cette partie du spectacle se focalise plutôt sur les films de Nabil Elderkin, projetés sur le cadre de scène : une séquence par rôle, dont, à chaque fois, l’air le plus représentatif est interprété par une chanteuse plantée toute raide à côté du lit, toujours dans le même uniforme de domestique de bonne maison.
Les images sont surprenantes : Desdemona étranglée par des pythons géants, Tosca chutant au ralenti dans le ciel new-yorkais, Lucia en pleine folie auto-mutilatrice, dans une suite d’hôtel de luxe, où elle fracasse son reflet dans chaque miroir… L’approche est toujours insolite, Marina Abramovic partageant l’image avec l’acteur américain Willem Dafoe, avec parfois de curieux renversements de sexe (un flamboyant habit de toréador pour Carmen, un Pollione très féminin dans sa robe de lamé, au bras de Norma s’avançant vers la fournaise…).
Étonnants costumes, signés par Riccardo Tisci, créateur attitré chez Burberry. Intéressantes musiques de raccord entre les séquences aussi, écrites par le compositeur serbe Marko Nikodijevic (né en 1980), que l’on a connu plus expérimental, mais dont même l’opportunisme tonal, à grand renfort d’ostinati de cloches, garde beaucoup d’allure. Immenses ciels nuageux intercalaires encore, imaginés par le vidéaste Marco Brambilla et assortis de sons électroniques spatialisés dans la salle…
Énormément d’ingrédients se déploient ainsi, ce qui finit par écraser les sept malheureuses chanteuses, jeunes voix dont aucune n’a, et de loin, l’intérêt d’un modèle qu’elles ont d’ailleurs la sagesse de ne pas essayer d’imiter. On se laisse séduire par la « Habanera » de Carmen, la scène de folie de Lucia et, surtout, par le poétique « Casta diva » de la soprano australienne Lauren Fagan. Clairement, la soirée pâtit de ce manque d’envergure, même si l’accompagnement du chef israélien Yoel Gamzou est invariablement superbe.
Après ces sept morts, l’évocation d’une huitième : lors des dernières minutes, le rideau se lève sur la réplique agrandie de la chambre à coucher de l’appartement parisien de l’avenue Georges-Mandel, où Maria Callas décéda brutalement, le 16 septembre 1977. Dans cet intérieur plus que cossu, on voit Marina Abramovic s’animer progressivement, quitter son lit, s’avancer vers la lumière de la fenêtre ouverte, puis repartir tout aussi lentement vers un cabinet de toilette, où elle disparaît.
Surviennent alors les sept femmes de ménage/cantatrices armées d’aspirateurs, de produits désinfectants, de balais et de voiles noirs, qui transforment l’endroit en chambre mortuaire. La dernière domestique s’éclipse en déclenchant un électrophone : « Casta diva » par Callas elle-même, enregistrement aux grattements délibérément exagérés, sur lequel l’orchestre se greffe en sourdine, pendant que Marina Abramovic s’avance en tenue scintillante à l’avant-scène et mime, pour quelques instants encore, les gestes emphatiques de la diva.
Grotesque ? Même pas. En fait, assez magique, car il se passe enfin quelque chose de très direct. Tout à coup, la sincérité de l’hommage, à nu, les yeux dans les yeux avec le public, nous touche profondément.
LAURENT BARTHEL
PHOTO © WILFRIED HÖSL