Felsenreitschule, 16 août
L’Elektra signée par Krzysztof Warlikowski, en cet été 2020, s’inscrit dans la ligne de sa production de The Bassarids, en 2018 (voir O. M. n° 143 p. 67 d’octobre). Même renoncement à l’utilisation des galeries du Manège des rochers (Felsenreitschule), dont les arcades sont aveuglées ; et même type de dispositif scénique, avec des espaces juxtaposés latéralement : grande salle vitrée sur la gauche, piscine sur la droite…
Tout le début déploie ensuite les outils de la rhétorique chère au metteur en scène polonais, dans un rapport avec l’œuvre qui se laisse plus ou moins facilement deviner. À commencer par cette scène de bain à laquelle participent servantes et enfants, et qui permet d’exhiber longuement un nu complet soigneusement savonné par une suivante, dont le rapport avec l’histoire des Atrides n’apparaît d’abord pas à l’évidence.
Avec le soutien de Christian Longchamp, son dramaturge habituel, le metteur en scène n’hésite pas non plus à corriger et à compléter les auteurs, dont le choix d’un démarrage abrupt est pourtant l’un des plus saisissants coups de génie dont l’œuvre est prodigue, en ajoutant un prologue parlé – d’une dizaine de minutes, tout de même ! –, emprunté très pédagogiquement à l’Agamemnon d’Eschyle et où Clytemnestre peut déclamer, en s’accrochant au micro, les raisons de la vindicte qui légitime l’assassinat de son époux.
Tous ces ajouts superflus et maniérismes divers peuvent irriter fortement. Ils ne facilitent pas, non plus, la lisibilité de l’action : ce qui se passe dans l’ambiance glacée de la cage de verre, représentant l’intérieur du palais, n’est vraiment déchiffrable qu’à l’écran ou dans les tout premiers rangs. D’où le secours d’un filmage vidéo latéral de cette pièce, projeté simultanément sur la partie droite du mur du fond, procédé dont l’artifice n’est pourtant utilisé qu’épisodiquement.
Tout change quand une très forte direction d’acteurs, à partir du monologue de Klytämnestra, se concentre enfin sur les protagonistes, pour des échanges d’une intensité saisissante dans les deux duos. C’est aussi qu’un trio féminin formidable a alors pris les commandes et empoigné la salle.
D’une fascinante séduction, Ausrine Stundyte captive par son regard clair, à la froideur d’acier, son visage parcouru d’une haine contenue et d’imperceptibles frémissements, donnant d’emblée une Elektra aussi belle qu’effrayante ; et il n’était pas utile de lui faire fumer cigarette sur cigarette, pour traduire sans doute, par un cliché facile, une compréhensible nervosité !
Loin des monstres sacrés qu’on a souvent vus, l’actrice, extrêmement émouvante, concilie gracilité et fragilité d’apparence, avec des ressources vocales inépuisables et jamais en péril, passant des éclats, sans cris, à d’ineffables piani, d’une pureté transparente. La vêtir comme une femme-enfant, avec une robe blanche ornée de fleurs, était une bonne idée pour cette nouvelle Salome.
On n’en dira pas autant du deux-pièces de cuir mauve et du maquillage outré d’une Chrysothemis descendue de la couverture d’un magazine de mode. Asmik Grigorian la dynamite rapidement, avec une énergie explosive et une puissance vocale qui étonnent, contribuant à justifier le rôle décisif qui lui est confié dans le carnage final.
Tanja Ariane Baumgartner, avec une belle homogénéité de timbre, un médium somptueux et des graves redoutables, donne une composition grandiose de Klytämnestra, culminant dans un monologue judicieusement placé sur un banc au centre de l’immense scène, face à la salle.
Krzysztof Warlikowski couronne le tout par une fin véritablement inspirée, quand une tache de sang immense vient d’un coup éclabousser le mur du fond, avant que l’arrivée progressive sur elle des mouches, puis d’un grouillement de fourmis prises dans un tourbillon infernal, conduise Oreste à sortir en titubant de la salle : un moment vraiment mémorable encore, qui inscrira la production dans les annales.
L’Orest à la fois réservé et monumental de Derek Welton, dont le somptueux baryton-basse, comme l’exemplaire diction, sont idéalement en situation, l’Ägisth bien timbré de Michael Laurenz font mieux que compléter, de même que des comprimari homogènes et de premier ordre.
Devenu défenseur attitré de Richard Strauss au Festival, Franz Welser-Möst donne, une nouvelle fois, une prestation d’une efficacité exemplaire, avec un Wiener Philharmoniker dont il est inutile de redire qu’il est ici, et avec cette acoustique exceptionnelle, difficilement surpassable.
FRANÇOIS LEHEL
PHOTO © SALZBURGER FESTSPIELE/BERND UHLIG