Grosses Festspielhaus, 15 août
Le pari annoncé de Salzbourg a été tenu, et bien dans les lieux fameux habituels (seul le Mozarteum est resté fermé), avec le public et les orchestres au complet – sans masques, ni distanciation –, au prix d’une gestion complexe mais exemplaire de la sécurité : un exploit technique et un défi au reste du monde festivalier ! Avec le plus, cette année, d’une très large diffusion audiovisuelle (estimée à un million et demi de spectateurs), et un généreux libre accès aux retransmissions, prolongé sur plusieurs mois (1).
Des deux seules productions scéniques conservées, Cosi fan tutte contribuait à concentrer le centenaire sur son noyau d’origine : Mozart, Richard Strauss, Hofmannsthal. Version très abrégée, pourtant (deux heures vingt environ) : coupes massives dans les récitatifs, airs supprimés, dont ceux de Ferrando et de Guglielmo, à l’acte II ; et surtout, pour Despina, son « In uomini, in soldati » du I et le dialogue avec les deux sœurs qui précède, de même que sa longue scène avec elles, au début du II, sans parler du quatuor « La mano a me date », réduisant le personnage à une trop ordinaire et fugitive soubrette.
Cette réduction va dans le sens du concept, dominé par le singulier et fort parti visuel : espace unique oblong ramené à l’avant de la vaste scène, et s’ouvrant sur toute la longueur par un escalier descendant vers la salle, avec mur de fond seulement percé de deux portes symétriques à double battant, laissant entrevoir des couloirs d’arrière-plan, le tout de blanc uniforme vêtu. S’écartant lentement par le centre, pourtant, pour laisser paraître un arbre monumental à la scène du jardin, au II. Mais sans autres accessoires que la pierre de Mesmer, pour la fin du I, et le livre et les papiers du notaire, pour celle du II.
À ce niveau, tout est dans la perfection du dessin et de la réalisation, dans l’impeccable travail de Johannes Leiacker, et la qualité exceptionnelle des éclairages d’Olaf Winter, constamment et subtilement modulés. Dans ce cadre, Christof Loy trace d’une main sûre une épure, avec laquelle on respire un air pur et vif, loin de toute afféterie, jouant de ses personnages comme de notes sur une portée, le noir des costumes stricts de Barbara Drosihn connotant moins une modernité déjà vue cent fois qu’une intemporalité abstraite et un irréalisme foncier.
Tout se concentre sur un jeu d’acteurs poussé, un mouvement quasi chorégraphique constant sur le plateau, et des dispositions savantes dans les ensembles. Sans bouleverser les données du livret, mais pour délibérément accentuer la gravité du parcours des deux héroïnes, de la sérénité du bonheur initial au retour à une raison durement conquise au finale, qui voit les couples se reformer.
Le refus de la dérision et du cynisme achoppe pourtant sur un Don Alfonso que le metteur en scène déclare avoir voulu initiateur bienveillant et compatissant, ce que contredit à plusieurs reprises ce qui lui reste du texte, ainsi que des revirements qui laissent finalement incertain sur sa fonction exacte dans le déroulement de l’action. Ceci malgré de beaux moments (il pleure, par exemple, d’émotion, sans doute, pendant « Un’aura amorosa », ce qui n’est véritablement visible qu’à l’écran), et même si Johannes Martin Kränzle, en bonne forme vocale, donne tout le relief possible à cette figure insaisissable.
Le reste du plateau est dominé par la Fiordiligi rayonnante et d’une extrême séduction d’Elsa Dreisig, de graves un peu courts pour « Come scoglio », mais à l’aigu conquérant irrésistible dans son très émouvant « Per pietà », particulièrement bien accordée au sombre et somptueux velours de Marianne Crebassa.
Peut-être moins sollicitée que par Peter Sellars dans son éblouissant Sesto de La clemenza di Tito, en 2017, la mezzo française n’est pas moins vive en Dorabella, et d’une technique souveraine qui enthousiasme toujours. Lea Desandre brille dans les étroites limites qui lui sont assignées, et sa gestion, des plus classiques, des gags du docteur, puis du notaire.Du côté des amants, on est convaincu par le Ferrando de Bogdan Volkov, d’une ardeur et d’une naïveté touchantes, un peu moins par le raide et trop sévère Guglielmo, par ailleurs impeccable, d’Andrè Schuen.
Largement souligné, l’événement est, toutefois, la présence dans la fosse de la première femme de l’histoire du Festival, Joana Mallwitz ayant le redoutable honneur de prendre la tête du Wiener Philharmoniker, qui n’en paraît pas spécialement enchanté, mais livre son habituelle et enchanteresse prestation. Direction à la fois ferme et précise dans le I, avec une petite baisse de tension et des lenteurs marquées dans le II, que ne justifie pas tout à fait la mélancolie générale de l’acte avec laquelle elle s’accorde : on attend, avec curiosité, la suite de la carrière de la jeune cheffe allemande.
FRANÇOIS LEHEL
PHOTO © SALZBURGER FESTSPIELE/MONIKA RITTERSHAUS