Disparu le 18 juin dernier, le metteur en scène français, présent sur les plus grandes scènes mondiales pendant quatre décennies, fut également directeur du Théâtre du Capitole de Toulouse, entre 1990 et 2009, puis de l’Opéra National de Paris, de 2009 à 2014. Qui d’autre que Christophe Ghristi, son indispensable bras droit pendant dix-neuf ans, et actuel directeur artistique du Capitole, pouvait le mieux lui rendre hommage ?
Nicolas Joel était un monde en soi. Il incarnait à coup sûr une histoire de l’opéra, flamboyante, prestigieuse. Il revendiquait être le fruit de tout un passé, d’une lignée, ne reniant pas la « Belle Époque » et le début du XXe siècle jusqu’à Rudolf Bing, le légendaire boss du Metropolitan Opera de New York, ou Rolf Liebermann. Parfois, vous auriez juré qu’il avait été à l’inauguration du Palais Garnier en 1875 ou qu’il avait assisté au premier Ring à Bayreuth, l’année suivante… J’exagère évidemment… En tout cas, c’est sûr, il était allé à la chasse aux canards avec Puccini et avait fait quelques parties de cartes avec Richard Strauss.
Oui, cette grande histoire, qui est l’histoire même de l’Europe, s’incarnait intimement en lui. Il était européen comme l’avaient été avant lui les écrivains qu’il admirait, Stefan Zweig ou Thomas Mann. Et justement en lui, par le sang comme par la culture, s’incarnait et bouillonnait toute cette Europe de la littérature, de la musique, des Beaux-Arts : la France qui l’avait vu naître mais tout autant l’Italie de sa famille, l’Allemagne, l’Autriche… Cette Europe centrale qui était le centre de ses rêves.
Avec Nicolas Joel, nous avons le modèle d’une vocation totale. Adolescent, à Salzbourg (Autriche, Europe centrale toujours), il voit un spectacle de Jean-Pierre Ponnelle, Il barbiere di Siviglia. Et la voie est tracée. C’est Ponnelle qui guida ses premiers pas à l’Opéra du Rhin, son premier poste. Là, tout jeune homme, Joel apprit tout de son métier, tout du plateau, du fonctionnement et de l’importance de ces lanternes magiques que sont les théâtres. Il était doué et fut bientôt repéré par Patrice Chéreau, qui l’embarqua dans l’aventure fabuleuse du « Ring du centenaire » à Bayreuth. Pendant plusieurs années, il remonta ce monument de la mise en scène du XXe siècle. Pierre Boulez dirigeait. Ainsi naissent les familles. Plus tard, Nicolas Joel travailla à son tour avec le décorateur de Ponnelle, Pet Halmen, que Toulouse a souvent accueilli. Et quand il a cherché un architecte pour rendre son lustre au Théâtre du Capitole, c’est vers Richard Peduzzi, le décorateur de Chéreau, qu’il se tourna.
La carrière fut fulgurante. Sa première production ? Rien de moins que la Tétralogie à Lyon. Puis il y eut de petites maisons en Europe, des moyennes, et très vite les plus grandes : San Francisco, Vienne, Milan, New York, Londres… Il y eut les rencontres : Magda Olivero, la grande interprète du vérisme italien qui lui ouvrit les portes de cet univers, Daniel Barenboim avec qui il partagea les opéras de Mozart. Il y eut les plus grands chanteurs de l’époque : Placido Domingo, Shirley Verrett, Waltraud Meier… Il y eut surtout, peut-être, Luciano Pavarotti. Joel disait que c’était le chanteur qui l’avait le plus impressionné par sa dimension orphique. Tout le théâtre de Pavarotti passait par son chant et dans son chant. La plupart des metteurs en scène étaient désespérés qu’il ne fût pas en même temps Laurence Olivier, et ne sache pas faire la roue. Nicolas Joel, lui, comprenait la nature du miracle et, au lieu de le combattre, mettait l’artiste le plus en valeur possible. Il plaçait Pavarotti immobile au milieu de la scène et le laissait accomplir son rituel magique. Et le public y assistait en larmes avec lui. On le lui a reproché. Quelle misère…
De cette fabuleuse carrière restent heureusement beaucoup de traces qui témoignent d’un âge d’or. Michel Plasson fit venir Joel à Toulouse comme metteur en scène et lui demanda de rester comme directeur. C’était en 1990. Voilà qui n’arrêta en rien cette grande carrière internationale, mais qui lui permit de poser ses valises. Beaucoup ici ont le souvenir d’années magnifiques.
Je l’ai dit : Nicolas Joel connaissait tout du métier, de l’artisanat du théâtre. Il mettait en scène le plus souvent, préférant être sur le plateau que dans son bureau. Il amena Hubert Monloup, Pet Halmen, Ezio Frigerio et Franca Squarciapino, Jean-Marc Stehlé et Antoine Fontaine, tous grands orfèvres… Beaucoup de grands chanteurs d’aujourd’hui y ont débuté leur carrière, appris de nouveaux rôles : Roberto Alagna, Leontina Vaduva, Marcelo Alvarez, Inva Mula, Sophie Koch, Karine Deshayes, Anne-Catherine Gillet, Ludovic Tézier, Stéphane Degout… Avec Robert Gouazé, l’administrateur général, ils formaient en couple redoutable qu’on peut dire aujourd’hui légendaire. Quand vous aviez survécu au premier, vous n’aviez souvent plus assez de force pour résister au second. Toute la maison était portée par cette réussite incontestable.
Il y eut ensuite Paris, conséquence logique de ce succès. Ce fut une période difficile mais pleine de belles victoires : là aussi un Ring complet, alors que l’Opéra n’en avait pas connu depuis cinquante ans, un nouveau directeur musical de grand talent, la maison en bon état de marche et le public nombreux…
Pour beaucoup d’entre nous, professionnellement, Nicolas Joel a été un pan essentiel de notre existence. Pour moi, ce furent dix-neuf années de travail quotidien. Ce que nous avons appris de lui, c’est la morale du métier, morale ancestrale, nous venant de Lully et de Molière, sans cesse adaptée mais finalement toujours la même. J’ai tout compris et j’ai mis les mots après avoir vu French Cancan de Jean Renoir, un film qu’il m’avait conseillé quand j’ai commencé à travailler avec lui. Vous vous souvenez, French Cancan raconte les débuts du Moulin-Rouge à Montmartre et c’est Gabin qui joue le directeur. Le jour de l’ouverture, on le voit sermonner ses troupes un peu dispersées. Et que dit-il ? Il n’y a que le public qui compte, nous sommes là pour lui et nous devons être de braves petits soldats. Pas d’ego, disons le moins possible, pas d’état d’âme : seul compte le spectacle, il faut que les spectateurs soient contents et reviennent. Et si dans leur joie ils commandent une bouteille de champagne en plus, l’administrateur sera content.
Avec Nicolas Joel, nous avons donc appris et vérifié chaque jour cette morale. C’est sûr, il ne nous a pas aidés à nous adapter au monde d’aujourd’hui. Après cette leçon de pragmatisme et d’humilité, mais aussi cette passion et cette ambition sans relâche, il est difficile d’être dupe de l’esbroufe et du toc, des concepts et des gadgets. Mais qu’est-ce qui s’est passé dans notre monde pour que la beauté et le plaisir de la beauté soient à ce point dénigrés, mis hors jeu ? Pour qu’on pense qu’au théâtre, le gris et le froid puissent nous élever autant que le feu, le rouge et l’or ? Les idéologues ont bien travaillé…
Il y aurait de quoi désespérer ? Mais non, au contraire, c’est le moment d’agir et de résister. La famille est bien vivante, il suffit de la faire se retrouver. Nicolas Joel en sera une des figures tutélaires. Quand Stefano Poda est venu en repérage à Toulouse pour son admirable Ariane et Barbe-Bleue, il a été stupéfait en voyant les costumes dans les dépôts. Il était chez lui, cette maison était la sienne. Et j’ai eu le plaisir de les présenter l’un à l’autre. Et aujourd’hui, c’est un Olivier Py ou un Michel Fau qui disent leur admiration pour lui.
Cet héritage, nous allons le faire fructifier et le faire vivre. Nous avons dans notre stock des productions qui sont peut-être irrecommençables. Nous continuerons à les jouer. La forza del destino, la saison prochaine, Jenufa que nous aurions dû jouer en mai sera reprogrammée, et d’autres encore.
Nicolas Joel a formé beaucoup de braves petits soldats. Et ces braves petits soldats forment aujourd’hui une armée, celle des combattants de la beauté. Monsieur, nous ne vous décevrons pas.
CHRISTOPHE GHRISTI (Directeur artistique du Théâtre du Capitole)