Nous publions aujourd’hui notre entretien avec Karine Deshayes. Suivra demain celui avec Ludovic Tézier.
Comment avez-vous traversé cette période inédite ?
Insolite, même ! Quand tout s’arrête, du jour au lendemain, alors qu’on est habitué à enchaîner les productions quasiment sans prendre de vacances, on ne peut qu’éprouver un choc. D’autant qu’on se demande forcément combien de temps pareille situation va durer, et quand la reprise aura lieu – nous n’en savons d’ailleurs toujours pas plus dans notre secteur. Mais puisque les trains vont pouvoir à nouveau faire le plein, pourquoi serait-il inconcevable de réunir quelques centaines de personnes, pendant une heure, dans une salle de spectacle ? Je suis restée confinée chez moi, à Paris. Et comme beaucoup de mes collègues, j’ai ressenti la nécessité de prendre des nouvelles, d’échanger, de se rassembler aussi. C’est grâce à cet élan qu’est née l’association « UNiSSON », avec le désir de créer un espace de dialogue, et de venir en aide à ceux que la crise a mis en grande difficulté, en défendant les droits et les intérêts de chacun.
Appréhendez-vous de chanter devant des jauges réduites, ainsi que le préconisent les mesures de précautions sanitaires ?
Jouer pour les caméras, comme je l’ai fait, la semaine dernière, à la Fondation Singer-Polignac, avec Nicholas Angelich et Gérard Caussé (1), n’a vraiment rien à voir, même en sachant que le concert était diffusé, en direct, sur internet. Nous sommes en manque du public, autant qu’il est en manque de spectacle vivant – et je préfère qu’il y ait moins de monde dans la salle, que pas de monde du tout !
Pour la « Nuit des Chorégies», Jean-Louis Grinda a imaginé une formule où chaque artiste se produira seul, accompagné au piano, dans un Théâtre Antique vide…
Sans public, j’ai l’impression d’être en répétitions ! Et dans ce lieu immense, qu’on a toujours connu rempli de spectateurs… L’idée est géniale, évidemment. Et elle donne de l’espoir pour la suite. Mais certains festivals n’auraient-ils pas dû attendre, et réfléchir à remanier leur programmation, plutôt que d’annuler ? Une semaine avant l’invitation de Jean-Louis Grinda, j’ai reçu un appel de Pesaro, où je devais chanter le rôle-titre d’Elisabetta, regina d’Inghilterra, pour me proposer un récital avec orchestre, en plein air. Certains événements vont avoir lieu, certes pas des productions d’opéra, mais des concerts. D’où l’intérêt pour les jeunes artistes de se diversifier, de faire de la musique de chambre. C’est une piste à explorer pour l’avenir.
Vous êtes-vous soumise à une discipline vocale stricte pendant le confinement ?
Je n’ai pas ouvert la bouche pour faire un son pendant deux semaines. Puis j’ai retravaillé mon instrument, sans forcément remettre la tête dans les partitions pour apprendre de nouveaux rôles. L’absence de but rend les choses plus difficiles, surtout quand les annulations se succèdent.
Quels ont été les effets bénéfiques de cette pause forcée ?
J’ai eu la possibilité de prendre du temps pour moi, d’appeler davantage mes proches, avec lesquels je parle toujours en courant au téléphone, ou quand ils viennent me voir dans les villes où je chante. Dès le début du déconfinement, j’ai fait des master classes avec David Stern, pour Opera Fuoco. Puis, à la demande de l’association « Jeunes Talents », j’ai aidé à monter un programme autour d’Alexandre Dumas, avec une soprano, un ténor, un violoncelliste, et Alphonse Cemin au piano. Puisque j’étais libre comme l’air, autant me rendre utile !
Cette crise a aussi permis une remise en question du système, et notamment des voyages à outrance…
J’y avais déjà réfléchi lorsque, en pleine production de Cendrillon de Massenet à Barcelone, je faisais des allers-retours pour venir répéter Werther à l’Opéra Bastille – j’avais pris l’avion six fois en sept jours ! Pourquoi essayer de tout faire en même temps ? Ne pourrait-on pas mieux concevoir nos plannings ? Par ailleurs, pourquoi ne pas tenter de réhabiliter les troupes, du moins dans certaines maisons ? Stéphane Degout et Ludovic Tézier ont gardé, de nos années passées à Lyon, un aussi bon souvenir que moi. Non seulement nous avons reçu une formation extraordinaire, mais nous étions mensualisés, et donc mieux protégés. Pour les jeunes artistes qui débutent, la situation est catastrophique : ils sortent du conservatoire sans avoir pu passer leur prix, ni les concours, qui sont autant d’occasions d’être repérés par des agents, et se retrouvent sur le marché du travail en plein chaos. Je suis très inquiète pour les petits, il faut vraiment qu’ils s’accrochent. Et pour cet été, croisons les doigts !
(1) L’entretien a eu lieu le 1er juin 2020.
Propos recueillis par MEHDI MAHDAVI
© AYMERIC GIRAUDEL