Lemoyne : Phèdre (2 CD Palazzetto Bru Zane)
Le 27 avril 2017, le Théâtre de Caen offrait à un public curieux la nouvelle production scénique de Phèdre, « tragédie lyrique » de Jean-Baptiste Lemoyne, sur un livret de François-Benoît Hoffman (voir O. M. n° 129 p. 41 de juin). Un opéra quasi inconnu (créé en 1786, il n’avait pas été repris depuis 1813), remis en lumière, dans une sobre mise en scène de Marc Paquien, grâce aux efforts conjugués du Palazzetto Bru Zane, du Centre de Musique Baroque de Versailles, de l’Opéra de Reims et des Bouffes-du-Nord, en plus de Caen.
« Intrigant et frustrant », écrivais-je à l’époque. Parce que de nombreuses coupures affectaient ces trois actes (les danses, les chœurs), et que l’orchestre avait cédé la place à une transcription confiée à dix instrumentistes de l’ensemble Le Concert de la Loge, dirigés avec conviction par Julien Chauvin. D’où notre souhait d’entendre un jour la partition dans son intégralité, ce qui nous est permis aujourd’hui, grâce à la collaboration entre le même Palazzetto Bru Zane et l’Orfeo Orchestra de György Vashegyi.
Comme souvent quand des passages entiers sont rétablis, l’ouvrage trouve son équilibre et sa juste respiration. Certes, quelques longueurs affectent l’acte d’exposition – l’intrigue ne démarre, à proprement parler, que lorsque Phèdre avoue ses sentiments coupables à Œnone, sa nourrice. Et la musique des parties chorégraphiques et chorales, quoique plaisante, n’a rien de particulièrement original.
Mais on comprend mieux ce qui retient l’attention de l’auditeur, ce mélange de lyrisme affirmé et de tension dramatique, le tout parfaitement dosé, qui semble la signature de Lemoyne. Du coup, dès le début du II, on est captivé, emporté par cette musique, qui colle à chaque phase de l’action avec une justesse redoutablement efficace, l’orchestre se chargeant souvent de dévoiler les vrais sentiments des protagonistes – il souligne, à plusieurs reprises, les émois de Phèdre par son rythme haletant, en contraste avec une ligne de chant largement déployée.
Des moments étonnants ? L’œuvre n’en manque pas : l’invocation de Phèdre à Vénus (« Ô toi, dont la présence… ») et ses aveux à Œnone (« Ô jour cher et terrible »), au I ; les duos Phèdre/Œnone (« Le doux -accent de la nature ») et Phèdre/Hippolyte (« Frappe toi-même »), au II ; l’air d’Hippolyte avec chœurs (« Restez pour détromper mon père ») et, bien sûr, la mort de l’héroïne, au III.
Entre Caen et Budapest, où l’enregistrement a été réalisé, en septembre 2019, la distribution a changé, à une exception près. Julien Behr impose un Hippolyte au timbre viril et chaleureux. En plus d’un style impeccable et d’un français exemplaire, Tassis Christoyannis apporte à Thésée une profonde humanité. Les limites dans l’aigu de Melody Louledjian n’empêchent pas son Œnone d’être caractérisée avec sincérité.
Ludivine Gombert est une Grande Prêtresse de Vénus charmante, et Jérôme Boutillier, voix sonore et forte présence, fait du Grand de l’État et du Chasseur davantage que des silhouettes anonymes.
Le rôle-titre est toujours tenu par Judith van Wanroij. Un chant conduit avec assurance, une musicalité parfaite, un investissement théâtral n’ignorant aucun détail de la progression psychologique d’un personnage complexe, voilà qui est bien.
Les registres extrêmes, néanmoins, souvent tendus, donnent l’impression que le rôle demanderait des moyens plus amples et davantage de puissance, pour aboutir à une incarnation digne d’une tragédie – ce qui, d’après ce que l’on en sait, était la singularité d’Antoinette Saint-Huberty, sa créatrice. Mais quelle intelligence chez Judith van Wanroij, quel tempérament d’artiste… et quelle maîtrise de la langue !
Le Purcell Choir est d’une tenue irréprochable, et l’Orfeo Orchestra, fidèle à lui-même, brillant, sensible, tout à la joie de faire de la musique et de partager son plaisir. György Vashegyi le dirige avec ce mélange de souplesse et de rigueur, qui donne toute sa saveur à l’œuvre de Lemoyne et à cette première discographique enrichissante.
MICHEL PAROUTY