La Passione (1 CD Alpha Classics)
Gravé en studio, en juin-juillet 2019, ce disque est conçu comme un portrait en trois temps de Barbara Hannigan, aux prises avec les vertiges de la souffrance et de la mort. D’où son titre, La Passione, où il faut lire un chemin de croix, inspiré de la Symphonie n° 49 de Haydn, ainsi baptisée parce qu’elle aurait, peut-être, été composée à l’occasion d’un Vendredi saint.
Les trois stations sont de formes et de durées très différentes. Djamila Boupacha, la première, qui est aussi la plus brève, est un hommage de Luigi Nono à une militante algérienne, arrêtée par l’armée française. Barbara Hannigan entend, dans cette page pour soprano solo, écrite en 1962, sur un poème de Jesus Lopez Pacheco, une aria faisant partie de ce qu’elle appelle son « exploration du bel canto moderne ».
La soprano canadienne met en œuvre tous ses talents expressifs, dans un vaste éventail de dynamiques et de nuances, avec des notes parfois émises à la limite de l’audible et de l’aigu. Il y a là des frottements, des murmures, des éclats, qui transfigurent les convulsions de la partition et le martyre de la prisonnière.
On change du tout au tout avec la Symphonie n° 49 de Haydn, qui permet à Barbara Hannigan de se trouver, cette fois, à la tête d’un orchestre. Mais si l’on envisage le parcours entier du disque, cette symphonie dite « La Passione » est la suite logique de Djamila Boupacha, un peu comme l’écho prolongé d’un cri.
Elle s’ouvre par un vaste et poignant Adagio, aussi long que les trois autres mouvements réunis. La cheffe y déploie les mêmes intentions que chez Nono, cette fois muettes : fougue retenue, sens des contrastes les plus béants, agitation tenue par l’articulation. Le Ludwig Orchestra, fort bien enregistré par ailleurs, fait preuve d’une énergie et d’une souplesse à toute épreuve, avec des sonorités crues dans les cordes, qui ajoutent à la tension. On est, bien sûr, très loin de l’image d’un Haydn galant et poudré, au service du divertissement des princes.
La troisième œuvre au programme permet à Barbara Hannigan de rester à la tête de l’orchestre, tout en redevenant chanteuse. On aurait pu s’attendre à un bref opéra comme Erwartung, par exemple, qui aurait donné l’occasion de mélanger davantage les époques. Mais l’artiste a préféré les Quatre Chants pour -franchir le seuil (1997-1998) de Gérard Grisey, dont les textes, fragmentaires, empruntent à quatre civilisations (chrétienne, égyptienne, grecque, mésopotamienne).
Choix courageux car, bien qu’il soit écrit pour quinze instruments et soprano (« disons seize voix », précise Barbara Hannigan), ce cycle installe, avant tout, une atmosphère instrumentale, sourde et oppressante, faite de percussions obstinées et de longues tenues aux instruments graves (saxophone baryton, tuba basse, clarinette contrebasse). Des « poussières sonores inconsistantes », comme le disait Grisey, disparu en 1998, pareilles à des battements d’ailes de papillon, occupent le silence entre les différentes parties.
Mais la musique elle-même se dérobe souvent, voire se raréfie, comme au début du quatrième chant (La Mort de l’humanité), avant que la voix, qui jusque-là était fantomatique, comme hébétée, ne s’affole, tout à coup, au-dessus d’un déferlement instrumental sonnant à la manière d’une improvisation. Il s’agit là d’évoquer le Déluge, dans une panique inattendue et soudaine, à laquelle une berceuse finale apportera sa consolation ambiguë.
Là encore, Barbara Hannigan exige et obtient de sa voix des prouesses, et du Ludwig Orchestra, une brûlante complicité qui ne s’égare jamais. Ou comment la déploration est aussi le comble de la passion.
CHRISTIAN WASSELIN