Une voix « off » expose, dans un Prologue, les antécédents de l’histoire tragique, en remontant jusqu’à l’épisode de Thésée, du Minotaure et d’Ariane. Elle explique pleinement l’horreur qui suivra, et souligne que la faute originelle est bien celle du père, Laïos, et non du fils, Œdipe, comme le voudra Freud.
Le parti étonne, ensuite, de projeter le livret d’Edmond Fleg sur le décor : pas vraiment utile pour comprendre la plupart des chanteurs, à l’excellente diction, mais de fait indispensable pour la masse nombreuse des chœurs, et élément plastique important, avec des dispositions habiles. Cette visualisation d’un texte souvent critiqué en fait valoir, aussi, les réelles beautés. Et aide, enfin, à justifier le rythme retenu qui est celui de l’œuvre, et l’un des problèmes majeurs qu’elle peut poser à la représentation.
La mise en scène de Wajdi Mouawad choisit en effet, à la différence des productions récentes qui ont été, pour la plupart, autant d’échecs, de dérouler lentement un rituel symbolique, selon la formule adoptée, avec succès, par Achim Freyer, au Manège des rochers (Felsenreitschule) de Salzbourg, en août 2019 (voir O. M. n° 154 p. 63 d’octobre). À la différence qu’ici, au lieu de l’univers plastique marqué exclusivement de la personnalité de son auteur, c’est un très remarquable travail d’équipe qu’il nous est donné de voir.
Surprenants et inventifs costumes -d’Emmanuelle Thomas, appuyés par les maquillages très élaborés de Cécile Kretschmar, et ses coiffes fastueuses. Superbes décors d’Emmanuel Clolus, qui allient sobriété et plasticité du plus haut niveau, qu’il s’agisse de la haute roche doucement éclairée, où s’inscrit la figure d’Hécate, pour le drame du carrefour des Trois-Routes, ou de l’admirable tableau final, où un simple panneau monumental sert d’arrière-plan à un vaste bassin rectangulaire, couvert d’une mince pellicule d’eau. Le tout bellement éclairé par Éric Champoux.
Dans ce cadre, Wajdi Mouawad réussit à surmonter les nombreux pièges d’une œuvre célébrée avec respect, mais problématique à la scène, notamment pour son dramatisme souvent réduit. Il justifie même le choix initial d’avoir joint le second Œdipe de Sophocle (Œdipe à Colone) au premier, alors que l’aveuglement de la fin du III paraît déjà donner une conclusion, indispensable pourtant au propos d’une haute ambition spirituelle d’Edmond Fleg et de Georges Enesco.
Ici, l’enchaînement se fait tout naturellement, et très habilement, par un passage au plateau entièrement vide, où revient seulement la figure du Minotaure, bouclant la boucle. Jusqu’à une scène finale focalisant sur le seul Œdipe, non pas dissous dans la lumière, mais recueilli, tel un bouddha drapé de blanc, sur le miroir de la pièce d’eau, et finalement replié sur lui-même, dans une négation du vouloir-vivre quasi schopenhauerienne : une des magnifiques inventions de la production.
Reconduit de sa très remarquable prestation salzbourgeoise, Christopher Maltman n’a sans doute pas la qualité de timbre, ni la variété de registres que José van Dam apportait au rôle-titre, dans l’enregistrement de référence de l’ouvrage (EMI Classics/Erato, 1989). Mais l’engagement est exceptionnel, et l’acteur fascinant, avec une gestion des forces exemplaire.
Autour de lui, ce n’est pratiquement que du bonheur, du Grand Prêtre somptueusement profond de Laurent Naouri à l’extraordinaire Sphinge de Clémentine Margaine, dont le mezzo sombre et richement timbré fait merveille, et qui déploie une diabolique expressivité, malgré son immobilité.
Et encore, le Tirésias mordant de Clive Bayley, l’impeccable Créon de Brian Mulligan, le beau Berger de Vincent Ordonneau, le digne Thésée d’Adrian Timpau, et la jeune et vibrante Antigone d’Anna-Sophie Neher. Sans oublier l’ardent Phorbas de Nicolas Cavallier, le Laïos trop bref de Yann Beuron, comme la Jocaste au puissant et vigoureux mezzo d’Ekaterina Gubanova, ou la Mérope parfaitement dessinée d’Anne Sofie von Otter.
L’œuvre, exceptionnelle, exige impérativement des conditions d’exécution… d’exception : les vastes scène et fosse de l’Opéra Bastille sont le cadre idéal pour la parfaite prestation des Chœurs de l’Opéra National de Paris, dirigés aujourd’hui par Ching-Lien Wu, et celle, tout aussi supérieure, de l’Orchestre.
La direction, toujours d’une souveraine maîtrise, d’Ingo Metzmacher témoigne, comme à Salzbourg, de sa compréhension et de son amour de la fabuleuse partition, autant que cette production, belle et intelligente, qui lui est toute dévouée.
FRANÇOIS LEHEL