Opernhaus, 6 février
Andreas Homoki serait-il parvenu, avec cette nouvelle production d’Iphigénie en Tauride, à rompre une spirale de ratages, dont une Forza del destino aussi hermétique qu’abominable a été le point culminant ? Très « carsenien » – les décors et costumes portent la signature de Michael Levine, collaborateur régulier du metteur en scène canadien –, le spectacle prend, par une sobriété confinant à l’ascétisme, ses distances avec toute velléité de révolutionner l’approche de la pièce.
Dans l’espace censément mental de cette boîte noire, parfois fendue de brèches de lumière blanche, le souvenir des traumatismes successifs – depuis le sacrifice d’Iphigénie jusqu’au matricide d’Oreste – n’en joue pas moins un rôle central. D’autant que Thoas et Diane font figure de doubles d’Agamemnon et de Clytemnestre.
Il règne dès lors sur la Tauride comme un funeste parfum d’au-delà, que la direction d’acteurs cultive avec plus ou moins d’intensité. In fine, Oreste et Pylade en réchapperont, tandis que l’issue se refermera sur Iphigénie, prisonnière de la malédiction des Atrides et condamnée au deuil éternel – parce qu’il est inconcevable, malgré l’injection de la dea ex machina, de tirer un trait sur le passé et ses blessures abyssales ?
Cette interrogation se dissipe cependant aussi vite que les contours d’une production d’abord conçue, peut-être, pour servir d’écrin à Cecilia Bartoli qui, pour sa première Iphigénie, au Festival de Pentecôte de Salzbourg, en 2015, avait fait appel aux fidèles Moshe Leiser et Patrice Caurier. À la tête d’une des rares maisons d’opéra où elle se produit chaque saison, Andreas Homoki ne l’avait pourtant jamais dirigée sur un plateau.
Est-ce par excès de déférence qu’il la fige dans une dignité marmoréenne, dont elle semble parfois chercher à s’extirper par des gestes forcément familiers à ceux qui l’ont souvent vue en concert ? Sur le plan vocal, la tempête initiale la pousse sans doute à la limite de ses moyens protéiformes, en même temps qu’elle embrume le texte – mais la mezzo italienne n’est, à cet égard, ni la première, ni la dernière victime du bouillonnement in medias res de l’écriture gluckiste.
Une fois le calme reparu, « la » Bartoli peut allier les vertus de la déclamation et du bel canto, dont la fusion s’accomplit à un degré inouï dans « Ô toi qui prolongeas mes jours ». L’impression très vive laissée par une Gaëlle Arquez irradiante de naturel, en juin dernier, au Théâtre des Champs-Élysées, empêche toutefois de succomber à cette interprétation très étudiée, et partant plus admirable que poignante, de même qu’un format dont l’entrée en scène de ses partenaires accuse brusquement la ténuité.
Jean-François Lapointe déchaîne ainsi un tremblement de terre, dont Thoas met superbement en valeur l’instrument, dans sa tessiture la plus flatteuse et percutante. Parce qu’il s’aventure, depuis peu, dans des emplois plus larges, le ténor de Frédéric Antoun paraît s’être assombri, sans que le style, d’une distinction jamais corsetée, et la diction, dont la netteté exclut toute afféterie, en pâtissent. Cette maturation confère à Pylade l’aura de l’évidence, dans l’expression de la tendresse, comme dans ses accès d’héroïque loyauté.
Stéphane Degout, enfin, est immense, Oreste sculpté dans la chair palpitante du mot, parvenant à l’équilibre idéal entre tenue de la ligne et viscéralité quasi animale, avec une présence, une puissance, une beauté de timbre constamment foudroyantes.
La cohésion, la plénitude du son n’ont jamais été les qualités premières de l’ensemble La Scintilla, et Gianluca Capuano se soucie moins d’y remédier que d’affûter les contrastes, porter le drame à ébullition, trancher dans le vif des émotions, arracher, en somme, d’un geste aussi souple qu’ardent, ces figures tragiques de leur piédestal.
MEHDI MAHDAVI
PHOTO © MONIKA RITTERSHAUS