Auditorium, 30 & 31 mai
Que d’efforts aura dû déployer l’Opéra National de Bordeaux, pour maintenir cette production de Carmen ! Initialement prévue au Grand-Théâtre, dans une reprise de la mise en scène de Jean-François Sivadier (Lille, 2010), il a fallu, en raison des contraintes liées à la crise sanitaire, la transférer à l’Auditorium, dans une mise en espace de Romain Gilbert. Et comme si cela ne suffisait pas, l’horaire du couvre-feu, fixé à 21 h, a obligé Marc Minkowski, directeur général de l’ONB, à proposer, les soirs de semaine jusqu’au 9 juin, une édition abrégée, d’une durée d’environ une heure et demie.
La première du dimanche 30 mai, en version intégrale, était particulièrement attendue. Elle marquait, en effet, les vrais débuts de Stanislas de Barbeyrac dans Carmen, après une première tentative prometteuse, loin du grand circuit national et international, en extraits et en concert (Festival « Ninon Vallin » de Montalieu-Vercieu, 2011). Le résultat a dépassé tous nos espoirs.
La voix, au timbre toujours séduisant, possède désormais l’endurance et la robustesse dans le médium indispensables pour relever le défi, dans une tessiture qui, ne dépassant pas le si bémol, ne risque pas de mettre le ténor français en danger dans l’extrême aigu, son talon d’Achille. D’une jeunesse scénique et vocale éblouissante, son Don José n’oublie jamais les règles du beau chant, même dans les paroxysmes de violence – rappelant beaucoup, sur ce plan, l’incarnation de Georges Thill, dans la « sélection » dirigée par Élie Cohen, en 1928. Ni bête sauvage, ni psychopathe, sa vulnérabilité ne le rend que plus crédible et attachant.
Rien d’étonnant, dès lors, à ce que Stanislas de Barbeyrac surclasse ses partenaires, d’un niveau pourtant excellent. Trop souvent fourvoyée dans des emplois étrangers à sa vocalité et/ou sa personnalité (Arsace dans Semiramide, Nicklausse des Contes d’Hoffmann, Marguerite dans La Dame blanche), Aude Extrémo, grand mezzo aigu, au fort tempérament, est une Carmen impeccable.
Petite robe noire à volants, bottines dorées et flamboyante perruque rousse, sa cigarière brûle les planches, sans une once de vulgarité. On peut ne pas aimer la couleur du timbre, regretter certaines sonorités anguleuses ou tubées, mais la qualité du phrasé et de la diction, comme l’arrogance de l’aigu, forcent le respect. Tout juste souhaiterait-on un peu plus de spontanéité, dans ce portrait un rien trop calculé.
Chiara Skerath n’est pas exactement le grand soprano lyrique de Micaëla, et cela s’entend dans les éclats de « Je dis que rien ne m’épouvante ». Mais elle compense ce léger manque de chair dans le timbre par une conduite du chant irréprochable, une fraîcheur et une émotion à fleur de peau qui la rendent absolument irrésistible dans son duo du I, avec Don José.
Jean-Fernand Setti en impose en Escamillo, tant par sa stature physique que par ses moyens vocaux. Il lui reste à régler quelques problèmes dans les aigus de « Votre toast, je peux vous le rendre », un rien forcés et comme détachés du reste du registre. L’air, il est vrai, est l’un des plus redoutables du répertoire de baryton – ce que sa célébrité et son succès garanti auprès du public font trop souvent oublier.
Les seconds plans masculins sont excellents, avec une mention pour l’attachant Moralès de Philippe Estèphe et le Zuniga de grand relief de Jean-Vincent Blot. Côté féminin, Ambroisine Bré ne fait qu’une bouchée de Mercédès, flanquée de la Frasquita efficace, mais toujours un peu criarde, d’Olivia Doray.
Le lendemain, lundi 31 mai, la version abrégée est l’occasion de découvrir une nouvelle Carmen et un nouveau Don José. Difficile de porter un jugement définitif sur Adèle Charvet et Jérémie Schütz, à l’écoute de cette suite d’extraits, chaque fois précédés d’une introduction de Marc Minkowski, résumant l’intrigue et les enjeux de la partition, au bénéfice des personnels du CHU de Bordeaux, auxquels la soirée est réservée.
S’agissant, pour tous deux, d’une prise de rôle, mieux vaut attendre de les revoir dans l’opéra entier. En l’état, on est sensible au velours vocal et au naturel confondant de la mezzo française, dans un rôle idéal pour elle, comme à la probité du ténor franco-suisse, dont le timbre sombre et l’émission très couverte, presque de baryton, débouchent sur un chant efficace, mais insuffisamment varié.
Les deux soirs, Marc Minkowski dirige d’une baguette inspirée, à la tête d’un excellent Orchestre National Bordeaux Aquitaine et de chœurs parfaits (Opéra National de Bordeaux, Maîtrise JAVA). Dans le peu d’espace qu’il lui reste à l’avant-scène, les instrumentistes occupant la presque totalité du plateau, Romain Gilbert, avec le concours de quelques costumes et accessoires (table de maquillage, chaise, canapé…) fait bouger avec naturel les chanteurs.
RICHARD MARTET