Théâtre Royal, 5 février
Pour son premier spectacle de l’année 2020, où l’on célèbrera le 200e anniversaire de l’inauguration du Théâtre Royal de Liège (4 novembre 1820), Stefano Mazzonis di Pralafera, directeur général de l’Opéra Royal de Wallonie, n’a pas lésiné. Sa nouvelle production de Don Carlos (version française en cinq actes, avec toute la musique composée en 1866-1867, à l’exception du ballet) joue la carte du luxe, mais sans rien d’ostentatoire, ni de vulgaire.
Se distinguent, en premier lieu, les somptueux costumes d’époque de Fernand Ruiz, incroyabement nombreux (Don Carlos change de chausses et de pourpoint à chacune de ses apparitions !), et d’un tel raffinement dans le dessin et la réalisation qu’on les croirait descendus d’un portrait de cour d’Alonso Sanchez Coello, l’un des peintres préférés de Philippe II. La robe d’apparat rouge, rebrodée d’or et de brillants, que porte Élisabeth pour l’autodafé, coupe littéralement le souffle, à l’instar de l’amure dorée et ouvragée du roi d’Espagne, dans le même tableau.
Les décors de Gary McCann sont à la fois sobres et beaux : des murs percés d’arches et de hautes fenêtres, que les machinistes assemblent à vue (non sans mal !) pour délimiter, tour à tour, l’intérieur et l’extérieur du couvent de Saint-Just, la place de l’autodafé, le bureau de Philippe II et la prison de Don Carlos. Chacun des lieux mentionnés dans le livret est ensuite illustré par de très jolies projections (forêt en hiver au I, riants jardins au premier tableau du III…) et/ou quelques meubles ou monuments, dont le plus réussi reste le splendide tombeau en marbre blanc de Charles Quint, représenté en armure et flanqué de deux anges.
Bref, une scénographie aussi fastueuse que classique (dans le meilleur sens du terme), rendant pleinement compte de l’aspect « grand opéra » de Don Carlos, qui aurait mérité une direction d’acteurs plus soutenue. La psychologie des personnages, comme la nature de leurs relations, sont à peine effleurées, les mouvements et attitudes n’échappant pas à la convention.
À ce jeu, Ildebrando D’Arcangelo est celui qui s’en sort le mieux en Philippe II, par sa prestance physique et son autorité naturelle. Le Don Carlos de Gregory Kunde, en revanche, n’est pas un instant crédible, abandonné à des poses d’un autre temps, la main sur le cœur ou sur l’épée, comme, d’ailleurs, le Posa de Lionel Lhote, d’une rigidité excessive, même pour un Grand d’Espagne.
La distribution est cosmopolite, ce qui n’est pas en soi un handicap, pour peu que chacun veille à ne pas maltraiter la langue. Tous les francophones sont impeccables sur ce plan, ainsi que Gregory Kunde, à la diction comme toujours exemplaire. Roberto Scandiuzzi fait de gros efforts en Grand Inquisiteur et Ildebrando D’Arcangelo est presque constamment intelligible, malgré des fautes de prononciation qu’il était facile de corriger (« Jé » au lieu de « Je », « enfant » au lieu d’« infant »). Ce n’est pas le cas, en revanche, de Yolanda Auyanet et Kate Aldrich, très inégalement compréhensibles en Élisabeth et Eboli.
Vocalement, un grand bravo, d’abord, à tous les rôles de complément, avec une mention spéciale pour Patrick Bolleire, Moine d’une sûreté à toute épreuve, et Maxime Melnik, remarquablement percutant en Comte de Lerme et Héraut royal. Révérence, ensuite, pour Roberto Scandiuzzi, en bien meilleure forme qu’à Lyon, en 2018, et vraiment impressionnant de puissance et de noirceur.
Du quintette principal, Kate Aldrich, que nous aimons beaucoup par ailleurs, est la moins satisfaisante, son Eboli relevant de l’erreur de distribution. La voix, trop légère, ne possède aucun des prérequis du rôle : ni l’arrogance dans l’aigu (privé de projection), ni la rondeur du grave (écrasé ou mugi), ni le métal dans le timbre, ni le mordant dans l’accent.
Peut-être mal remise de l’indisposition qui l’avait conduite à faire une annonce, le 2 février, Yolanda Auyanet nous séduit un peu moins qu’à Marseille, en 2017, avec des aigus parfois trop proches du cri – il est vrai qu’elle chantait, à l’époque, la version italienne, qui lui convient mieux. La technicienne n’en demeure pas moins aguerrie, et la musicienne d’une sensibilité affûtée.
Sa voix ayant suivi l’évolution qu’il souhaitait, Ildebrando D’Arcangelo, à 50 ans, est enfin crédible en grande basse verdienne. Son timbre superbe, sa maîtrise du legato, héritée de sa fréquentation de Rossini, Bellini et Donizetti, font merveille dans son monologue du IV. Devant tant de splendeur, on aimerait simplement que l’interprète se montre moins emphatique dans la sublime déploration sur le corps de Posa (« Qui me rendra ce mort ? »), chantée dans un mezzo-forte permanent.
Faut-il redire le « miracle » Gregory Kunde ? À la veille de son 66e anniversaire (il le fêtera le 24 février), le ténor américain fait preuve d’une santé vocale sidérante, avec un aigu puissant et facile qui constitue un atout de poids ici. Et puis, quelle qualité de phrasé, quel sens des nuances, qui inscrivent Don Carlos dans la juste filiation de Raoul des Huguenots et Henri des Vêpres siciliennes !
Lionel Lhote, enfin, rejoint Ludovic Tézier, Stéphane Degout et Etienne Dupuis dans le peloton de tête des Posa francophones actuels. Le timbre est beau, le chant impeccablement conduit, l’aigu facile, le style châtié : un accomplissement.
Curieusement mal à l’aise au début de l’acte de Fontainebleau, avec un orchestre et des chœurs en décalage dans la scène dite « des bûcherons », Paolo Arrivabeni trouve vite la bonne cadence. Il porte à l’incandescence les forces de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège dans d’électrisants finales des actes III, IV et V.
RICHARD MARTET
PHOTO © OPÉRA ROYAL DE WALLONIE