Comptes rendus Bordeaux défend admirablement Le Démon
Comptes rendus

Bordeaux défend admirablement Le Démon

04/02/2020

Grand-Théâtre, 31 janvier

Œuvre rare hors de Russie, Le Démon d’Anton Rubinstein (Saint-Pétersbourg, 1875) reste un opéra problématique à la scène : on avait pu le constater à Wexford, en 1994 (en CD chez Marco Polo), à Bregenz, en 1997, ou au Châtelet, en 2003.

Parce que le compositeur, dont le puissant masque beethovénien et la production surabondante donnent souvent l’impression qu’il n’est qu’un colosse aux pieds d’argile, maîtrise mal un livret déséquilibré ; parce que les moyens ne sont pas tout à fait à la hauteur des ambitions – et en cela comparable à Boito, dont le Mefistofele est à peu près contemporain ; parce qu’il est pris entre la qualité supérieure du poème antérieur de Lermontov qui l’a inspiré et celle des saisissantes œuvres plastiques de Vroubel, qui l’ont suivi.

Le metteur en scène Dmitry Bertman a choisi un parti semi-abstrait pour cette production de son Helikon-Opera de Moscou, donnée déjà au Liceu de Barcelone, et qu’on reverra à Nuremberg, après l’Opéra National de Bordeaux. Grâce, d’abord, au très beau décor unique de Hartmut Schörghofer. Un vaste cylindre à l’intérieur recouvert de bois, au fond duquel prend place une sphère monumentale, qui peut se déplacer verticalement, et dont un éclairage virtuose variera constamment l’apparence : vortex, globe terrestre bleuté, œil, astéroïde… jusqu’à la splendide rosace de cathédrale, dont les vitraux s’illumineront progressivement avant de tourner lentement en kaléidoscope, pour les scènes terminales du couvent.

Magistralement éclairé par Thomas C. Hase, et ainsi constamment renouvelé, ce dispositif monumental, qui ouvre à l’arrière par un vaste oculus sur ce qui est, tour à tour, ciel étoilé ou océan ondulant doucement (toutes images suggérées par le texte), assure à l’ensemble la puissante unité qui fait défaut à la partition. Confortée en cela par la suppression complète du pittoresque, mais interminable, ballet de l’acte II – pourtant décrit dans le programme de salle –, dont on voit mal d’ailleurs comment il aurait pu intégrer ce dispositif.

Quelques danseurs placés dans deux petits portails latéraux et quatre impressionnants hommes loups, traités en pantomime pour évoquer les farouches Tartares, remplacent en partie. Une direction d’acteurs efficace achève de donner à l’ensemble une qualité plastique de très haut niveau.

Pour le rôle-titre, dont la difficulté va croissant, faut-il un baryton ou une basse, comme Fiodor Chaliapine, dont c’était un des personnages fétiches, ou encore l’impressionnant Alexey Ivanov, dans le bel enregistrement d’Alexander Melik-Pashayev, qui reste de référence (Melodiya, 1950) ? On attendait, avec une grande curiosité, la prise de rôle de Nicolas Cavallier, hélas forfait pour les deux premières représentations.

Membre de la troupe de l’Helikon-Opera, Alexey Isaev, titulaire à Moscou, en 2016 (en alternance avec le regretté Dmitri Hvorostovsky), est bien un baryton-basse, et de la plus belle eau : aigus superbement projetés, phrasés nuancés, piani éthérés et parfait legato, pour son monologue émouvant du II. Admirablement pénétré du rôle aussi, pour ce Démon en fait fort peu démoniaque, tourmenté et constamment intériorisé, qui préfigure directement Hermann dans La Dame de pique.

Après ses prestations salzbourgeoises en  Katerina (Lady Macbeth de Mtsensk), en 2017, puis en Lisa (La Dame de pique), en 2018, on s’enchante, une nouvelle fois, de la Tamara d’Evgenia Muraveva qui préfigure, elle aussi, cette dernière. Ménageant habilement ses forces pour les grandes scènes du III, et le grandiose duo, qui est le couronnement de l’œuvre.

Alexey Dolgov, sans trop de séduction de timbre, mais parfaitement percutant, assure pleinement la place du ténor – Sinodal, qui meurt à la fin du I ! –, comme Alexandros Stavrakakis, dont la basse profonde et la haute stature campent un superbe Goudal – qui disparaît après le II ! Ray Chenez, étonnant contre-ténor, dessine un Ange fascinant et d’une beauté troublante, qui en ferait plutôt la figure satanique. Et Luc Bertin-Hugault excelle dans le sombre personnage du Serviteur.

La réunion judicieuse des choristes de Bordeaux et de Limoges (une soixantaine, au total) assure une impeccable et bien homogène masse chorale. Paul Daniel, enfin, soulève, avec une passion vibrante et un constant lyrisme, son parfait Orchestre National Bordeaux Aquitaine, dès l’empoignement d’une Ouverture impétueuse sur le saisissant thème principal du Démon – l’une des belles trouvailles de la partition –, bien mieux même que ce que nous connaissions jusqu’ici à l’enregistrement.

Avec autant d’éléments positifs convergents, on sort convaincu que le difficile Démon ne pouvait pas être mieux défendu.

FRANÇOIS LEHEL

PHOTO © ÉRIC BOULOUMIÉ

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