Grand Théâtre, 19 décembre
Une forme de cohérence dramaturgique, un semblant de continuité narrative – au prix, certes, de quelques coupures, dont la « Chaconne » finale, et autres arrangements avec l’ordre des numéros –, un parti pris esthétique, une chorégraphie et, surtout, de la couleur. À Genève, Lydia Steier accorde aux Indes galantes tout ce que Clément Cogitore leur refusait à Paris – histoire de ne pas oublier, malgré le succès public insensé remporté par le spectacle du plasticien et cinéaste susnommé à l’Opéra Bastille, que faire de la mise en scène lyrique, c’est un métier (voir O. M. n° 155 p. 57 de novembre 2019).
Si le coup d’essai, et de maître, de Rameau dans le genre de l’« opéra-ballet » méritait assurément une seconde nouvelle production en moins de trois mois, cette vision convainc-t-elle pour autant ? D’un côté, le groupe de l’Amour, communauté « peace and love » plus ou moins dénudée, réfugiée dans un théâtre en ruine – superbe décor de Heike Scheele –, pour se soustraire à l’horreur du conflit. De l’autre, celui de la Guerre, milice en uniformes noirs, prête à mettre fin à ces démonstrations d’insouciante lascivité.
Leur confrontation ne vire cependant pas au carnage, la prise de conscience progressive des motivations des uns et des autres semblant installer un terrain d’entente. D’autant que les victimes et blessés des bombardements successifs, dont l’un réduit la cage de scène du vulnérable sanctuaire à un amas de pierres, appartiennent aux deux camps.
Les antagonismes désuets du livret de Fuzelier, que son exotisme de pacotille empêche de prendre au pied de la lettre dans un monde, et à une époque, où les plaies du colonialisme n’ont pas fini de saigner, sont ainsi mis à nu avec une lucidité qui n’exclut ni l’humour – les oripeaux du « Turc généreux », trouvés dans une malle contenant des costumes et accessoires destinés à Die Entführung aus dem Serail –, ni la poésie.
Jusqu’à cet ultime raid aérien, rappelant que la guerre fait toujours rage, alors que la paix, la joie même, semblaient revenues. Et le chœur « Forêts paisibles », si souvent traité avec une énergie exultante, de s’estomper, et de s’éteindre pianissimo, alors que la neige tombe en flocons – à moins qu’il ne s’agisse d’une pluie de cendres.
Il n’en reste pas moins que les fulgurances, comme cette apparition magique de Louis XIV enfant, dans ses atours solaires du Ballet Royal de la Nuit, lors des « Incas du Pérou », ou encore, pour « Les Fleurs – Fête persane », ce délicat pas de deux imaginé par Demis Volpi, dansé devant le rideau de scène, reproduisant une partie du plafond du grand foyer, alternent avec de nombreux, et plus longs, moments où une sorte de pagaille (in)organisée fait peser sur le propos de Lydia Steier, autant que sur son illustration, la menace de la vacuité.
Peut-être aussi parce que l’ensemble Cappella Mediterranea semble, par un curieux paradoxe, avoir perdu tant en dynamisme qu’en éloquence, en passant des cinquante-cinq musiciens nécessaires pour que l’acoustique de l’Opéra Bastille n’engloutisse pas le son de l’orchestre, à la quarantaine en usage dans les salles aux dimensions, sinon appropriées, du moins plus raisonnables.
Bien que le geste de Leonardo Garcia Alarcon tende à dissiper cette impression après l’entracte, la palette de son ensemble n’en continue pas moins de souffrir d’un manque certain d’acuité et de contrastes. Par bonheur, le choix, délibéré, d’une distribution plus cosmopolite qu’à Paris se révèle judicieux, en ce qu’il permet de varier les profils vocaux, notamment chez les dames.
Sans doute ne fallait-il pas exiger de Claire de Sévigné qu’elle soutienne la comparaison avec le souvenir de l’inatteignable « Viens, Hymen » de Sabine Devieilhe. Mais la pulpe lumineuse de Kristina Mkhitaryan donne bien mieux que du galbe à Hébé, Émilie et Zima, tandis qu’Amina Edris pare son « Papillon -inconstant » de teintes inhabituellement corsées. Quant à Roberta Mameli, sa musicalité intense suspend le temps dans « Amour, quand du destin ».
Qu’il soit Bellone, Osman ou Adario, Renato Dolcini manque d’impact, alors que Gianluca Buratto ne fait qu’une bouchée d’Ali. En Huascar, comme en Don Alvar, François Lis n’en paraît que plus exsangue, basse asséchée et râpeuse qui, pour ne rien arranger, ouvre les voyelles fermées et inversement.
Enfin débarrassé des tensions et de – presque – tous les vilains ports de voix qui ont longtemps entaché un style considéré par beaucoup comme idéal, Cyril Auvity donne une leçon de pureté d’émission et de diction, magnifiée par la constante justesse d’un trait à la fois naturel et ciselé.
MEHDI MAHDAVI
PHOTO © MAGALIE DOUGADOS