Stavros Niarchos Hall, 5 janvier
L’Opéra National de Grèce (Greek National Opera, abrégé en GNO) a joué de malchance pour sa nouvelle production de Don Carlo, présentée à juste titre comme l’un des événements de la saison 2019-2020, avec les forfaits tardifs de Bryan Hymel et Graham Vick. Pourtant, grâce à l’ingéniosité et au savoir-faire de Giorgos Koumendakis, le directeur artistique de la compagnie, et de son équipe, le public athénien a pu assister à une série de représentations d’un haut niveau d’ensemble, conforme aux standards des plus grandes scènes européennes.
Le problème le plus sérieux concernait, évidemment, la partie visuelle. Dans l’impossibilité de confier à un autre que Graham Vick la réalisation de sa propre mise en scène, le GNO a fait en catastrophe le tour des productions disponibles à la location dans d’aussi brefs délais. Pas facile, surtout s’agissant de la version italienne en cinq actes, dite « de Modène » ! Miraculeusement, celle de Nicholas Hytner, coproduite par le Covent Garden, le Met et l’Opéra National de Norvège, cochait toutes les cases.
En ayant rendu compte lors de sa création à Londres, en 2008, puis de sa publication en DVD, sous étiquette EMI/Warner Classics (voir O. M. n° 32 p. 53 de septembre 2008 & n° 56 p. 82 de novembre 2010), nous ne reviendrons pas en détail sur ce spectacle fermement ancré dans la tradition, avec d’élégants décors et de très beaux costumes d’époque. Tout juste regrettera-t-on, dans cette reprise supervisée par Dan Dooner, une direction d’acteurs moins soignée, notamment s’agissant du rôle-titre.
Depuis Il trovatore à Toulon, en 2015, où nous l’avions vu et entendu pour la première fois, Marcelo Puente, appelé à remplacer Bryan Hymel, n’a accompli aucun progrès sur le plan du jeu, réduit à des gestes et attitudes d’un autre âge. Vocalement, si le timbre a gagné en épaisseur dans le médium et le grave, sans rien perdre de sa séduction, la partie supérieure du registre s’avère plus problématique qu’il y a quatre ans.
La faute à une technique imparfaite, qui empêche le ténor argentin d’aborder sereinement l’aigu, tantôt poussé, tantôt détimbré, tantôt en arrière, quand il n’est pas trop bas. Dommage car, dans l’absolu, nous tenons en lui l’un des rares Don Carlo possibles de la jeune génération.
Surtout connue dans Wagner (Venus à Bayreuth, Kundry à Nice et à Lyon…), la mezzo russe Elena Zhidkova, succédant à Ekaterina Gubanova, campe une Eboli de relief, avec ce qu’il faut de tranchant dans l’aigu et de chair dans le médium. Dans ces conditions, on lui pardonne une surprenante baisse de régime dans la dernière minute de « O don fatale », avec des si bémol soudain complètement faux.
Alternant avec Cellia Costea en Elisabetta, Barbara Frittoli nous surprend plus qu’agréablement, deux ans après sa terne Adriana Lecouvreur à Monte-Carlo, qui la voyait à court de puissance et de rayonnement. La soprano italienne a-t-elle retravaillé depuis ? Toujours est-il que la voix, tout en demeurant trop légère pour soutenir les meurtriers écarts de « Tu che le vanità », a retrouvé projection, velouté du timbre et longueur du souffle, avec un vibrato tenu presque toujours sous contrôle et des aigus passant sans problème les fortissimi de l’orchestre.
Avant d’en venir aux trois principales voix graves masculines, incontestables triomphatrices de la soirée, saluons la qualité des comprimari : Moine sonore de Petros Magoulas, Tebaldo parfait de Miranda Makrynioti, Voix du Ciel lumineuse et juste de Niki Chaziraki, sextuor de Députés flamands d’une homogénéité sans faille.
En Posa, le GNO a eu la bonne idée de distribuer, en alternance, les deux barytons grecs les plus en vue du moment. Nous avons personnellement entendu Dimitri Platanias, mais nous aurions écouté avec un plaisir équivalent Tassis Christoyannis, qui nous avait séduit dans le rôle à Strasbourg, puis à Bordeaux.
Dimitri Platanias n’a certainement pas l’élégance scénique de son confrère. Il n’en chante pas moins fort bien, avec un instrument richement timbré et projeté avec arrogance, doublé d’un sens des nuances qui fait merveille dans un « Per me giunto » de haute école. Ailleurs, il a parfois tendance à en rajouter dans la véhémence des accents, sans compromettre la réussite d’ensemble de l’incarnation.
La basse polonaise Rafal Siwek campe un Grand Inquisiteur impressionnant de puissance, négociant avec aisance les écueils de son duo avec le Roi et posant un mi grave sonore sur « Sire ». Pas facile de lutter avec un adversaire de ce calibre, sauf si l’on s’appelle Alexander Vinogradov…
Car le chanteur russe s’impose comme l’un des tout premiers Filippo II de notre temps, en rien inférieur, par exemple, à Ildar Abdrazakov. La couleur de la voix est superbe, le legato exemplaire, l’aigu d’une facilité et d’une projection saisissantes. À ces atouts, il faut ajouter une fine incarnation du personnage, tour à tour autoritaire et faible, violent et vulnérable, et un phrasé d’une émotion poignante dans « Ella giammai m’amo ! ».
Trop rare dans son pays, Philippe Auguin est l’homme de la situation, au pupitre d’un orchestre et de chœurs du GNO pleins d’enthousiasme. Passé un acte de Fontainebleau manquant un peu de sens de l’atmosphère, rien n’échappe au chef français, aussi à l’aise dans les épanchements intimes que dans la pompe des processions et des cortèges.
RICHARD MARTET
PHOTO © GNO/VALERIA ISAEVA