Teatro alla Scala, 7 décembre
Directeur musical de la Scala de Milan, Riccardo Chailly y poursuit, avec Tosca, son exploration des toutes premières versions des opéras de Puccini. Les différences entre la partition représentée au Teatro Costanzi de Rome, le 14 janvier 1900, et celle que nous connaissons sont minimes. Quelques exemples : cinq mesures supplémentaires dans le duo du I, entre Tosca et Cavaradossi ; une mort de Scarpia un peu plus longue et cruelle ; et, dans le finale du III, une reprise plus développée du thème de l’air « E lucevan le stelle ».
Responsable de la nouvelle édition critique chez Ricordi, Roger Parker juge plausible que ces modifications aient été apportées par le compositeur pendant les répétitions, dans le but d’augmenter l’impact dramatique des passages concernés. Elles ne modifient en rien notre perception de l’ouvrage, mais s’avèrent intéressantes dans ce qu’elles révèlent du processus créatif de Puccini.
Au bilan, l’opération initiée par Riccardo Chailly confirme sa valeur musicologique, sans rien dévoiler de révolutionnaire aux oreilles du public non spécialiste, sauf dans le cas de Madama Butterfly, présentée en 2016 (en DVD chez Decca), dont les deux versions sont réellement différentes.
Au pupitre, le chef italien privilégie des tempi élargis, qui tendent à ralentir légèrement le rythme frénétique de l’action sans jamais sacrifier, pour autant, la crucifiante tension dramatique de la musique. Dirigeant un orchestre maison dans une forme somptueuse (cordes soyeuses, bois lumineux, cuivres opulents), il individualise chaque détail instrumental avec une acuité saisissante, au sein d’un arc dynamique exceptionnellement étendu, du pianissimo le plus impalpable au fortissimo le plus fracassant.
On portera encore au crédit de Riccardo Chailly l’attention toute particulière portée aux dissonances et l’impeccable maîtrise du « chant de conversation », clé de voûte de l’opéra puccinien, au même titre que le lyrisme éperdu de ses mélodies.
Anna Netrebko offre à Tosca le timbre extraordinairement riche et capiteux qu’on lui connaît depuis plusieurs années, ainsi qu’une puissance rappelant les grandes titulaires du passé. Le médium et le grave, remarquablement consistants, fusionnent sans cassure avec un aigu très facile, la technique de la soprano russo-autrichienne lui permettant de saisissants allégements dans les passages de douceur.
Par ailleurs, bien mieux préparée qu’à New York, en 2018, l’interprète se soucie désormais de varier la caractérisation du personnage, en se montrant tour à tour sensuelle et bigote, candide et fine mouche, frivole et profonde.
L’essentiel du rôle de Cavaradossi se situant dans la partie centrale du registre, Francesco Meli peut s’y mesurer en toute sécurité, sans craindre cet extrême aigu qui demeure la pierre d’achoppement de son art. Il en profite pour déployer des trésors de phrasé, en s’appuyant sur une diction de haute école, de savantes mezze voci et des aigus suffisamment percutants, même s’ils sont trop souvent attaqués par en dessous.
Pour ce qui est du profil psychologique du personnage, le ténor italien privilégie résolument son versant poète et amoureux, en évitant de s’appesantir sur ses aspects héroïques. Jamais, par exemple, « E lucevan le stelle » n’a paru autant imprégné de ce décadentisme fin de siècle dans lequel baignent tant d’opéras de la même période.
Nuancé, évitant toute surcharge expressionniste, sauf quand Puccini le réclame expressément, Luca Salsi campe un Scarpia d’autant plus menaçant qu’il conserve sang-froid et élégance. Sur le plan vocal, du moins, car la présence scénique s’avère insuffisante au regard de l’impact du chant.
Il est très difficile, on le sait, d’arracher Tosca à son contexte historique, qui sert de moteur à l’intrigue et explique chacune des actions des trois principaux personnages. Sagement, Davide Livermore évite toute transposition spatio-temporelle, s’attachant prioritairement à l’enchaînement rapide des scènes.
Pour ce faire, il utilise au maximum les possibilités techniques étendues du plateau du Teatro alla Scala, dans une perspective résolument cinématographique : les imposants éléments de décor se déplacent en permanence dans l’espace, pour multiplier à l’infini les angles de vue.
Malheureusement, ce qui est naturel dans un film tend à devenir artificiel au théâtre, surtout quand la direction d’acteurs ne s’élève jamais au-dessus d’une honnête moyenne et quand les (rares) tentatives de modernisation tombent à plat. Ainsi des superbes fresques des frères Carrache, au Palais Farnèse, remplacées par des écrans digitaux.
L’image finale résume les qualités et les défauts de la production : se détachant de l’obscurité du plateau, émerge la silhouette de Tosca, suspendue la tête en bas, à plusieurs mètres du sol, comme saisie au vol dans sa chute depuis la terrasse du Château Saint-Ange. L’effet produit est incontestablement spectaculaire, mais l’émotion est absente.
PAOLO DI FELICE
PHOTO © BRESCIA E AMISANO