Teatro Real, 3 décembre
À tous ceux qui n’avaient pas eu la possibilité d’assister aux débuts de Sonya Yoncheva dans Il pirata à la Scala, en 2018, dans la mise en scène d’Emilio Sagi, le Teatro Real, coproducteur du spectacle, vient d’offrir une formidable session de rattrapage. Car l’Imogene de la soprano bulgare marque une étape importante dans l’histoire de l’interprétation du premier grand succès de Bellini.
Dans son compte rendu des représentations milanaises, Paolo di Felice n’avait pas caché son enthousiasme : « (…) un magnétisme scénique qui la rend de bout en bout captivante (….) constamment émouvante, elle bouleverse dans une scène de folie d’une intensité poignante » (voir O. M. n° 142 p. 64 de septembre 2018). Il avait également pointé quelques problèmes d’ordre vocal, en les attribuant, avec justesse, à un rythme de carrière trop effréné.
À Madrid, Sonya Yoncheva est apparue parfaitement reposée, après les mois d’arrêt imposés par la naissance, en octobre, de son deuxième enfant (pour le carnet rose, une petite fille, baptisée Sophia). L’instrument sonne plus capiteux et puissant que jamais, les traits de virtuosité sont parfaitement en place, et l’aigu forte n’accuse aucune dureté, ni tension (quel formidable contre-ut final !). Tout juste distingue-t-on, sur certains aigus piano, un vibrato un peu moins tenu sous contrôle que sur le reste de la représentation.
Du coup, on a tout loisir d’apprécier ce qui s’apparente à une véritable performance. Ne trahissant pas le moindre signe de fatigue dans un rôle d’une longueur et d’une difficulté ahurissantes, Sonya Yoncheva campe une Imogene d’une intensité bouleversante, victime certes, mais capable de fulgurants élans de révolte contre la cascade de malheurs qui s’abattent sur elle.
Performance est également le mot qui convient pour décrire les débuts de Javier Camarena en Gualtiero. Après ses mémorables Elvino de La sonnambula et Arturo d’I puritani, le ténor mexicain poursuit avec courage sa conquête des emplois taillés sur mesure par Bellini à l’intention du phénoménal Gio. Battista Rubini (ne manque plus que Gernando dans Bianca e Gernando). Peut-on parler de témérité ?
Au moment de la signature de son contrat, Javier Camarena n’avait peut-être pas mesuré à quel point Gualtiero était plus ardu qu’Elvino et Arturo. D’abord, parce que les plages de repos sont plus brèves. Ensuite, parce que les incursions répétées dans le grave, disséminées à l’intérieur d’une écriture globalement suraiguë, soumettent l’instrument à une tension presque inhumaine.
Fort d’un timbre plus corsé qu’il y a une dizaine d’années et d’une technique remarquablement affûtée, le ténor franchit les embûches avec une aisance déconcertante. Mais l’absence de reprise dans les cabalettes de ses deux airs, très inhabituelle chez cet artiste on ne peut plus scrupuleux, ainsi qu’un petit accident au début du duo/trio du deuxième acte (abrégé !), révèlent un problème d’endurance, qu’une plus longue fréquentation du rôle permettra peut-être de résoudre.
On l’espère vivement, car Javier Camarena est très certainement le Gualtiero le plus satisfaisant qu’il nous ait été donné d’entendre (en attendant Michael Spyres à Paris). Jusqu’à présent, nos préférences allaient au trio Rockwell Blake/Giuseppe Morino/Stuart Neill. Désormais, c’est de Camarena que nous nous souviendrons en priorité, aucun ténor n’ayant réuni autant de qualités dans ce rôle : séduction du timbre, précision de l’émission, facilité de l’aigu, beauté du legato, science du clair-obscur, caresse du phrasé, vulnérabilité de l’accent.
Dans Il pirata, le baryton, même s’il a pas mal de choses à chanter, peine toujours à s’imposer face à la soprano et au ténor. George Petean fait mieux que tirer son épingle du jeu. Moins marquant que ses deux principaux partenaires, il n’en campe pas moins un Ernesto de fière allure, au phrasé soigné et à l’aigu arrogant.
Les comprimari sont corrects, sans plus, et les chœurs, préparés par Andrés Maspero, comme toujours brillants. Moins routinier qu’à l’ordinaire, Maurizio Benini dirige avec compétence un excellent orchestre du Teatro Real, en ralentissant tout de même à l’excès certains tempi (la sublime introduction de la scène finale, par exemple).
La production, enfin, très bien décrite dans ces colonnes lors de sa création milanaise, est effectivement assez neutre, mais somme toute plutôt belle, avec notamment des robes somptueuses pour Sonya Yoncheva, qui la font ressembler à une héroïne de Visconti, quelque part entre Alida Valli dans Senso, Claudia Cardinale dans Il Gattopardo et Laura Antonelli dans L’innocente.
On espère maintenant une captation vidéo, qui marquerait avec éclat l’entrée d’Il pirata au catalogue DVD.
RICHARD MARTET
PHOTO © JAVIER DEL REAL
Représentations les 6, 7, 9, 12, 14, 15, 16, 17, 18 et 20 décembre.