La nouvelle, tant redoutée, est tombée en milieu d’après-midi : Jonas Kaufmann, aux prises avec un refroidissement depuis la fin des répétitions, mais qui n’en avait pas moins tenu à assurer les trois premières représentations de cette nouvelle production de Fidelio, a finalement pris la décision de se faire porter pâle. Florestan n’apparaissant qu’au deuxième acte, l’absence du ténor star n’aurait, en principe, dû avoir aucune incidence sur le premier. Et pourtant…
Antonio Pappano, si souvent admiré dans ce théâtre du Covent Garden, dont il est le directeur musical incontesté depuis dix-huit ans, peine à trouver la pulsation, certes changeante, de l’œuvre. Et l’orchestre, dont la palette n’est habituellement jamais aussi variée que sous sa baguette, semble le plus souvent terne. Est-ce parce que notre écoute de ce répertoire a – peu à peu ou subitement, selon la sensibilité de chacun – évolué sous l’influence des ensembles historiquement informés, qui ont su se frayer un chemin jusqu’au romantisme ? Rien n’y fait, la fosse, ce soir, manque d’énergie, de relief, de couleurs. Et surtout de profondeur.
Le plateau vocal n’en peut mais, à bien des égards proche de l’idéal. Exceptons cependant Simon Neal, Don Pizarro dont l’expression affecte un mordant que son instrument ordinaire, sur le seuil du déclin, échoue à traduire en sons. Robin Tritschler est un Jaquino idiomatique, à défaut d’être marquant – l’emploi, bref, ingrat, le permet-il ? –, et Amanda Forsythe, une Marzelline lumineuse, fluide, pimpante.
Egils Silins a la stature de Don Fernando, même si la mise en scène prive son intervention de toute aura. Osera-t-on reprocher au Rocco de Georg Zeppenfeld – qui forme, avec René Pape et Franz-Josef Selig, le trio de tête des basses allemandes – un excès de sérieux, voire une certaine sécheresse, quand le personnage devrait, malgré ses travers, apporter au drame une dose salutaire de bonhomie ?
S’il ne peut évidemment pas faire oublier Jonas Kaufmann, David Butt Philip est absolument légitime dans le rôle de Florestan, qu’il reprendra à Glyndebourne, cet été, si le Covid-19 n’en décide pas autrement – à l’heure où nous écrivons, le Festival a reporté sa date d’ouverture au 14 juillet, avec de possibles adaptations de la programmation. Il sait, comme son illustre aîné, attaquer piano le fameux « Gott ! », puis l’enfler. L’émission, assez basse, sinon engorgée, a un bel impact sur tout l’ambitus et, mieux, tient sans faiblir, malgré les chausse-trapes que Beethoven a placées devant son héros sur le chemin de la liberté. Dans un autre contexte, le ténor -britannique n’aurait pas manqué, en somme, de faire sensation.
Mais cet honneur revient à Lise Davidsen, dont la première Leonore scénique se devait d’être miraculeuse. La voix est assurément immense, taillée pour de futures Isolde, Brünnhilde et Elektra, une fois passé la nécessaire étape des Elisabeth, Sieglinde et Chrysothemis. Tellement immense, même, qu’elle donne parfois l’impression de se sentir un peu à l’étroit dans cette écriture. Comme s’il lui fallait, pour s’ouvrir et s’épanouir, partir à l’assaut de valeurs longues dans le haut du registre. Une fois le sommet atteint, c’est un geyser, un torrent, une coulée de bronze aux reflets mordorés, capable aussi de nuances dictées par la plus haute sensibilité musicale.
Tobias Kratzer montre d’ailleurs, pendant l’Ouverture, la métamorphose de Leonore, venue avec d’autres épouses à la prison chercher, après l’exécution, la tête de son mari probablement guillotiné, en Fidelio. Ce faisant, il restitue l’ouvrage à son cadre originel, quasi contemporain de l’écriture du « fait historique en deux actes et en prose mêlée de chants » de Jean-Nicolas Bouilly, dont le livret est adapté – non pas l’Espagne au XVIIe siècle, donc, mais la France pendant la Terreur.
Avec ses costumes d’époque et ses décors parfaitement réalistes, le I renvoie ainsi, malgré la réécriture des dialogues, à une certaine tradition. Illusion en forme d’exercice de style, à l’égard de laquelle un cadre de lumière blanche rend inévitablement suspicieux. Quand, au II, le « Singspiel » devient oratorio, la distanciation reprend ses droits, avec des spectateurs, aux réactions scrutées par une caméra, disposés en arc de cercle autour du prisonnier.
Dénonciation de la perte des idéaux, de l’incapacité à agir, de l’impuissance face à l’injustice, le propos n’a pas besoin d’être neuf pour être efficient. Il n’en paraît pas moins inoffensif, sinon regrettablement dérisoire, face à la menace qui pèse actuellement sur l’humanité confinée.
MEHDI MAHDAVI
© ROH/BILL COOPER