Ni église Sant’Andrea della Valle, ni palais Farnèse, ni château Saint-Ange. Christophe Honoré s’affranchit du cadre qui, depuis sa création, a figé Tosca dans un rituel presque immuable. Car il ne raconte pas l’histoire que la grande majorité des spectateurs du Festival d’Aix-en-Provence sont censés connaître par cœur, mais pose son regard, qui est d’abord celui d’un cinéaste, sur ce mythe qu’est la diva.
Non à la façon d’un hommage énamouré. Bien au contraire. Sa vision d’une Prima Donna retirée de la scène, personnifiée par Catherine Malfitano, incarnant, de façon saisissante, bien plus que son propre rôle, est sans concession, cruelle parfois – comme a pu l’être Billy Wilder envers Gloria Swanson/Norma Desmond dans Sunset Boulevard (Boulevard du crépuscule, 1950), référence assumée, quoique jamais envahissante.
La voici dérangée dans sa solitude, alors qu’elle écoute « Vissi d’arte », reflet tangible, car gravé dans la cire pour l’éternité, d’une voix qui s’est tue. Cloîtrée dans son appartement parisien de l’avenue Georges-Mandel, Maria Callas s’abandonna à cette nostalgie mortifère, rêvant, jusqu’à son dernier souffle, d’un impossible retour – et y travaillant avec toute l’énergie de son incurable désespoir.
Une troupe de chanteurs composée d’amis, de disciples, d’étudiants – sans rien dire de cette ribambelle d’enfants qui, bientôt, va envahir le salon, sauter sur le lit, piétiner les coussins – vient chez elle, à son invitation, pour répéter Tosca. Le ténor, seul à ne pas être obligé de retirer ses chaussures, a sans doute, jeune débutant, été son amant, quand au sommet de ses moyens et de ses gloires, elle les collectionnait.
La soprano, en chaussettes, jean et sweat à capuche, doit encore trouver sa place. Est-ce avec jalousie ou avec bienveillance que son aînée l’observe ? L’inquiétude l’envahit lorsque, sur le point d’entonner « Mario ! Mario ! », elle doit s’effacer pour laisser retentir ce timbre désormais trémulant et acidulé, surgi d’un passé pas si lointain encore. Mais enfin, elle peut chanter. Enthousiaste, elle minaude. Trop au goût de son mentor, qui l’interrompt. Il faut faire face, convaincre. Pour devenir à son tour, sous l’égide de celle qui a été – et par instants, où ses yeux sont près de s’embuer, supporte mal de ne plus être.
Parce qu’elle est entourée de souvenirs, comme embaumée vivante dans un mausolée : là une affiche de Tosca au Covent Garden, ici une photo de Placido – sa Floria, dans le film réalisé sur les lieux et aux heures de l’action, c’était elle – et, précieusement conservés dans les placards, ces boîtes immaculées dans lesquelles gisent, tels des fantômes, d’anciens costumes.
La caméra de Christophe Honoré passe de l’une à l’autre, sans que la vidéo ne vampirise l’espace. Et dans ce va-et-vient virtuose, la réalité des rapports entre chanteurs entre en résonance avec la fiction de Sardou et Puccini. À la torture de Cavaradossi répond la gueule de bois du ténor, qui noie son désarroi dans l’alcool – ce serait un poncif de « Regietheater », si la réalisation n’était aussi sidérante de précision et de vérité. Lorsque Tosca jette son « Quanto ? Il prezzo ! » à la figure de Scarpia, la Prima Donna tend à son jeune majordome quelques billets, pour savourer – une dernière fois – la chair masculine.
Au troisième acte, coup de théâtre, l’orchestre a pris place sur scène. Le soir du concert est arrivé. En tenue de gala, la Prima Donna regarde à travers une maquette du château Saint-Ange, posée près de l’arbre de la cour de l’Archevêché, puis avance, comme en majesté, sur l’allée centrale. Tous les regards se tournent alors vers elle, mais l’entrée de la soprano, dans sa robe en lamé or, l’éclipse. Le passage de témoin a eu lieu, et dans l’indifférence – des auditeurs qui l’ont adulée, des instrumentistes, du ténor même –, la diva déchue s’ouvre les veines. Que sert de vivre quand l’art et l’amour ne sont plus ?
Dans pareil contexte, constamment stimulant pour l’esprit, sans pour autant faire barrage à l’émotion, qui nous a submergé, souvent presque par surprise, et avec une intensité bien plus vraie que dans une énième Tosca de répertoire, les exigences vocales sont-elles différentes, sinon moindres ?
Scarpia fait figure d’incontestable perdant, ni grand seigneur, ni méchant homme, seulement – et bassement – macho. Alexey Markov peine d’autant plus à le faire exister que l’acoustique flatte peu son émission très couverte, avare de voyelles et de mordant.
Le velours de Joseph Calleja s’épanouit avec une infinie séduction jusqu’au la. Au-dessus, pour une raison physiologique inexplicable, l’instrument se tend, soumis à une pression qui étrangle l’aigu, privant Cavaradossi d’une part de son éclat.
Peu à peu, Angel Blue gagne la stature d’une grande Tosca, voix et souffle longs, timbre d’une lumière chaude, tantôt fumé, tantôt mordoré, qui déjà suspend le temps dans un « Vissi d’arte » chanté à nu, sous les images muettes de Callas, Kabaivanska, Verrett, Tebaldi, Crespin et Malfitano.
Si l’Orchestre de l’Opéra de Lyon n’est pas toujours d’une irréprochable cohésion – la fosse de l’Archevêché est, il est vrai, impitoyable –, il déploie, sous la baguette aussi élégante qu’impérieuse de Daniele Rustioni, une palette flamboyante, qui tend les ressorts les plus authentiques du « melodramma ».
MEHDI MAHDAVI
© JEAN-LOUIS FERNANDEZ