Alcina
Haus für Mozart, 7 juin
Pour l’édition 2019 du Festival de Pentecôte (Pfingstfestspiele), Cecilia Bartoli, sa directrice artistique, a réussi à concilier une thématique porteuse, celle des « Voix célestes », permettant de brillants hommages aux castrats ; un programme cohérent, centré sur la première moitié des années 1730 ; la découverte de raretés ; et un rôle-titre de premier plan pour elle-même dans une œuvre majeure.
Pour Alcina, Cecilia Bartoli a fait appel à Damiano Michieletto, qui l’avait remarquablement servie déjà dans La Cenerentola, en 2014. Celui-ci a de nouveau transposé, mais de façon raisonnable, avec son équipe habituelle. Dans les beaux décors de Paolo Fantin, Alcina, toujours vêtue de noir, apparaît comme la propriétaire de l’hôtel, à la fois luxueux et inquiétant par ses éclairages tamisés, diffusés par les appliques doubles fixées aux murs, où Melisso et Bradamante arrivent en voyageurs. Morgana est la directrice, Oronte le majordome.
Un grand écran transparent, qui sert aussi aux projections, divise en deux la profondeur de l’unique pièce. À l’arrière, le monde secret de la magicienne, avec ses victimes demi-nues qui, d’un bout à l’autre, composent de saisissants tableaux. Le plateau tournant permet de ménager d’habiles transitions entre les deux univers, où il n’y a ni monstres, ni bêtes, mais de très beaux éléments de nature (énormes rochers, tronc d’arbre qui s’ouvre à une blessure ensanglantée, frondaisons glacées de blanc qui descendent des cintres…).
Damiano Michieletto, appuyé sur les sobres mais souvent saisissantes vidéos de l’équipe Rocafilm, maîtrise admirablement ces espaces, qu’il occupe avec une direction d’acteurs affûtée. Et les moments fascinants ne se comptent plus, telle la scène de reconnaissance du II, où Ruggiero revêt Bradamante de la robe mordorée qui lui redonne sa féminité (belle alliance de costumes modernes et d’époque Renaissance d’Agostino Cavalca).
Jusqu’au III, où Michieletto fait éclater la pièce pour conclure sur l’admirable lente descente des cintres de fragments de verre qui projettent leurs éclats intermittents, comme autant de coups de poignards, tandis qu’Alcina, devenue vieille femme, déploie son poignant « Mi restano le lagrime », déplacé ici, juste avant le chœur final.
Un plateau de très haut vol porte l’ensemble à incandescence. Honneur à Cecilia Bartoli, Alcina exceptionnelle, tant vocalement que scéniquement. Elle offre un acte II d’anthologie : irrésistible dès le sublime « Ah ! mio cor », pour culminer dans un « Ah ! Ruggiero crudel… Ombre pallide » vraiment déchirant, dans une palette de nuances infinie, et avec cette splendide couleur de mezzo qui fait merveille.
Un moment extraordinaire, suivi de longues acclamations : hommage à la tragédienne autant qu’à la chanteuse, qui tient là un de ses plus beaux rôles. Mais Sandrine Piau n’est pas moins fabuleuse – et fêtée – pour sa Morgana volcanique, grandiose dans son jubilatoire « Tornami a vagheggiar ».
Philippe Jaroussky, lui aussi dans une forme éblouissante, allie la pureté toujours transcendante du timbre à une incarnation vigoureuse de Ruggiero : particulièrement divin pour « Mi lusinga », dont il déroule admirablement aussi la subtile psychologie, et d’une perfection dépouillée dans « Verdi prati ».
Un peu moins spectaculaires, le puissant Melisso d’Alastair Miles, l’ardente Bradamante de Kristina Hammarström et l’Oronte toujours vaillant de Christoph Strehl. Place à part, enfin, pour l’Oberto du jeune Sheen Park, chanteur des Wiener Sängerknaben, véritable enfant prodige qui allie la pure beauté d’une voix lumineuse à une parfaite musicalité.
Gianluca Capuano met le comble à notre bonheur par une direction d’une constante légèreté, nonobstant les irrésistibles pulsions rythmiques – et assurant lui-même, avec Davide Pozzi, un élégant et riche continuo. L’orchestre Les Musiciens du Prince-Monaco répond avec une merveilleuse souplesse et une homogénéité des cordes qui sont un constant ravissement, de même que le toujours excellent Bachchor Salzburg.
Énorme succès, au rideau final, pour ce magnifique travail d’équipe qui sera repris cinq fois, au mois d’août : il est encore temps de réserver !
PHOTO © SF/MATTHIAS HORN
Polifemo
Felsenreitschule, 8 juin
La cinquantaine d’opéras de Porpora restant sous-représentée, on se réjouissait, après le Germanico de 1732 monté à Innsbruck, en 2015 (voir O. M. n° 110 p. 44 d’octobre), de voir son Polifemo de 1735, reconstituant aussi l’affrontement londonien fameux : Ariodante le 8 janvier, Polifemo donné au King’s Theatre, le 1er février, et Haendel de nouveau au Covent Garden avec Alcina, le 16 avril, pour reprendre l’avantage !
Le livret de Paolo Rolli combine assez ingénieusement le Polyphème d’Homère, dont Ulysse triomphe en l’enivrant, avant de crever son œil unique, et celui d’Ovide, meurtrier jaloux d’Acis pour les beaux yeux de Galatée. Échoué sur une plage située au pied de l’Etna, Ulysse est, d’autre part, courtisé par Calypso et une Néréide.
Sauf que Rolli ne cherche pas à approfondir les caractères, répondant ainsi à l’esthétique de Porpora, dont on voit très clairement ici en quoi il s’oppose diamétralement à Haendel : prioritairement un festival de voix pour le premier, avec pour chanteurs ses propres élèves, là où le second plie impitoyablement ses acteurs-chanteurs aux exigences de la dramaturgie.
D’où une certaine faiblesse de la conduite de l’action de Polifemo, avec des personnages qui ne paraissent d’abord que des marionnettes, là où Alcina va donner, au contraire, un exemple extrême de l’intériorisation des affects. Au fil des trois actes pourtant, Porpora démultiplie les récitatifs accompagnés, et ses airs prennent un poids plus grand jusqu’au coup de génie de l’« Alto Giove » d’Aci, que les enregistrements isolent abusivement. Car ce moment d’émotion intense ne lui est pas réservé, Galatea n’étant pas moins bouleversante, par exemple dans sa déploration « Smanie d’affanno ».
Venant après la première recréation moderne, à Bibbiena, en 2004, la production de Schwetzingen, en 2012, et la version de concert du Theater an der Wien, en 2013, la représentation d’excellence du Festival de Pentecôte de Salzbourg (Salzburger Pfingstfestspiele) permet d’évoquer la prestigieuse distribution de la création : les castrats Farinelli (Aci) et Senesino (Ulisse), la soprano Francesca Cuzzoni (Galatea) et la basse Antonio Montagnana (Polifemo).
Le plateau est dominé par l’éblouissante Galatea de Julia Lezhneva, idéalement en situation : pyrotechnie étincelante dans la colorature et les trilles de son « Se al campo » d’entrée, mais plus encore que fabuleux rossignol, styliste de grande classe dans l’air qu’on vient de citer, où le remarquable legato et le raffinement du phrasé atteignent à une profonde émotion.
Avec un volume relativement limité, mais la pureté de son timbre transparent, Yuriy Mynenko donne un Aci tout en douceur pastorale d’une nostalgie profonde, déroulant « Alto Giove » avec d’impalpables piani, qui se perdent dans l’infini d’une réconfortante tendresse. Nonobstant la haute virtuosité de « Nell’attendere il mio bene » ou la parfaite agilité de son « Senti il fato » terminal.
Dilyara Idrisova est une Nerea aussi ravissante qu’énergique, au suraigu facile dans le brillantissime « Una beltà che sa ». Elle prend le pas sur une Calipso curieusement mise au second rang par la partition, Sonja Runje assurant, de surcroît, ce rôle ingrat avec un mezzo nettement en retrait.
Pavel Kudinov est le Polifemo puissant qu’on attendait, sans plus. Quant à Max Emanuel Cencic en Ulisse, son médium charmeur fait son plein effet dans le savoureux éloge de la vie des moutons (« Fortunate pecorelle ! »), tandis qu’il assume, avec une belle bravoure, le somptueux « Quel vasto, quel fiero » qui suit le châtiment de Polifemo.
Au Manège des rochers (Felsenreitschule), on annonçait une mise en espace ; Cencic nous a donné une véritable mise en scène, en costumes, et avec un joli décor qui présente, posée au milieu du vaste plateau, une plage semée de gros rochers, servant habilement de praticables. Tout au plus lui reprochera-t-on d’avoir mis l’accent sur des aspects bouffes qui ne paraissent pas dans le livret, pour faire, par exemple, d’Ulysse une sorte de matamore couard, déguisé en pirate à la Douglas Fairbanks, une certaine gaucherie en plus !
Avec son bel ensemble Armonia Atenea, particulièrement fourni, et un Bachchor Salzburg parfait, mais réduit à ouvrir et fermer la partition, George Petrou nous enchante, une fois de plus, par sa direction à la fois ferme et légère.
FRANÇOIS LEHEL