Teatro Real, 8 mai
C’est souvent dans le registre doux-amer que Laurent Pelly donne le meilleur de lui-même. Sa nouvelle mise en scène de Falstaff, coproduite avec l’Opéra National de Bordeaux, la Monnaie de Bruxelles et la Tokyo Nikikai Opera Foundation, le confirme.
L’action, transposée au XXe siècle, s’enchaîne avec fluidité, grâce aux ingénieux décors de Barbara de Limburg, au nombre de trois. L’auberge de la Jarretière est un troquet miteux, avec des alignements de bouteilles derrière le comptoir et une banquette où Falstaff, le cheveu gris et sale, en pull et pantalon cradingues, écluse ses bières. Quand il chante « Questo è il mio regno », les parois qui enfermaient le bar s’écartent jusqu’aux coulisses, dévoilant une haute façade percée de fenêtres illuminées.
L’intérieur des Ford évoque le hall d’entrée d’une demeure bourgeoise anglaise : structure de bois en damiers, escalier aux rampes ouvragées et recouvert d’un tapis vert, sièges disposés sur les paliers intermédiaires. Le dispositif s’ouvre en son milieu au second tableau du II, pour accueillir un large canapé, également vert, où Sir John entreprend de courtiser Alice.
Pour le parc de Windsor, enfin, le plateau entièrement vide, avec la façade précédemment décrite à l’arrière-plan, est remplacé, à l’arrivée de Falstaff, par un immense miroir couronné de feuillages, qui avance progressivement vers la salle, reflétant aussi bien les personnages de la farce cruelle imaginée par les commères que les spectateurs du Teatro Real. « Tutto nel mondo è burla », n’est-il pas vrai ?
Les décors illustrant ainsi la face sombre de l’ouvrage, Laurent Pelly compense par des costumes colorés, renvoyant pour la plupart aux années 1950 (le tailleur rose d’Alice la fait ressembler à Doris Day dans une comédie américaine de l’époque), et par une direction d’acteurs extrêmement drôle quand il le faut. Le spectateur qui n’a jamais vu Falstaff comprend tout ce qui se passe, le metteur en scène préservant de bout en bout la lisibilité de la narration.
Pour ses deux distributions en alternance, Joan Matabosch, directeur artistique du Teatro Real, n’a pas voulu jouer la carte du vedettariat mais celle du travail d’équipe, en mettant l’accent sur le chant espagnol actuel. La première, que nous avons vue et entendue le 8 mai, joue avec un naturel parfait, fruit de plusieurs semaines de répétitions intensives, et trouve tout naturellement sa place dans un spectacle réglé avec la précision d’un mécanisme d’horlogerie.
Il faudrait citer tous les interprètes. Nous nous contenterons de signaler les plus marquants : le Falstaff caractérisé avec finesse par Roberto De Candia ; la délicieuse Nannetta de Ruth Iniesta, au timbre frais et velouté dans son air du dernier acte ; l’Alice pleine de verve de Rebecca Evans ; la Meg remarquablement chantée de Maite Beaumont. Mais, répétons-le, les individualités ne comptent pas ici, seul importe le résultat d’ensemble.
Il fallait un véritable maestro concertatore pour garantir la cohésion musicale du plateau. Vif, précis, lumineux, tendre quand il le faut (la manière dont il suspend le temps pour la sublime phrase d’Alice « Ma il viso tuo su me risplenderà, come una stella sull’immensità » !), Daniele Rustioni confirme son talent de chef verdien, déjà admiré dans Don Carlos et Macbeth à l’Opéra de Lyon, la saison dernière.
Un Falstaff réussi, donc, qui a sans doute déçu les amateurs de personnalités vocales d’exception, mais qui a le mérite de ne laisser de côté aucune des composantes de cet ouvrage décidément à part dans l’œuvre de Verdi.
RICHARD MARTET
PHOTO © TEATRO REAL/JAVIER DEL REAL