Grand Théâtre, 30 avril
Coproduite avec Londres, la production remonte à 2013, mais elle était donnée alors à l’English National Opera, en traduction anglaise. Depuis, l’œuvre (Paris, 1693), naguère rarissime, s’est multipliée, notamment pour une brillante reconstitution baroquisante, à l’Opéra Royal de Versailles, en mai 2017 (voir O. M. n° 130 p. 72 de juillet-août).
À l’ENO, David McVicar avait pris le parti d’une transposition dans l’Angleterre des années 1940, sans doute destinée à se concilier le public local. Elle paraît en porte-à-faux aujourd’hui, avec cet affrontement incongru des officiers de la Marine, pour Jason, et de la RAF, pour Oronte, celui-ci accompagné de ses aviateurs en tenue de vol, dans le décor unique d’un vaste salon anonyme de quelque ministère, contredisant au fort contraste des lieux voulu par Thomas Corneille, comme par Marc-Antoine Charpentier.
Avec tout l’artifice des déplacements de mobilier à vue et des entrées sans nécessité des personnages. McVicar réussit pourtant quelques bons moments, comme la belle apparition des « fantômes », à la fin du IV. Et surtout, avec une direction d’acteurs affûtée où on le retrouve à son meilleur, dans des dialogues fouillant au scalpel l’évolution psychologique de chacun. Mais la chorégraphie de Lynne Page, dans le style des « musicals » les plus ordinaires, ruine tous les divertissements, en hiatus très douloureux avec leurs raffinements musicaux.
Une production qui, au total, ne compte pas parmi les réussites de son auteur, et qu’on préfèrera oublier. On gardera, en revanche, le très vif souvenir de la partie musicale, dominée de façon éblouissante par le rôle-titre. Qu’Anna Caterina Antonacci excelle dans les moments de paroxysme n’est pas une surprise et elle triomphe des scènes finales, malgré le long et peu crédible, voire ridicule, couteau dont elle est armée, tout au long du V. Mais le plus important est dans les scènes centrales, et sa Médée douloureusement déchirée.
Là, l’impeccable prononciation, la clarté de la diction et l’intelligence du texte font merveille, avec une modulation constante de l’expression, une concentration intérieure d’une rare puissance, servies par la conduite impeccable de la voix, dont le beau timbre s’accorde idéalement à la riche orchestration. Pour culminer, peut-être, dans « Je sens couler mes larmes… », puis « Quel prix de mon amour… », deux moments décisifs, et d’une émotion poignante, de cet apogée de l’œuvre qu’est la grande scène du III.
Cyril Auvity campe un Jason d’autorité, dans les limites d’un chant plus classiquement « baroque ». Pas d’une parfaite justesse pour commencer, dans son très touchant « Que je serais heureux si j’étais moins aimé ! », suffisamment ensuite pour faire valoir toute la beauté du timbre.
Willard White est bien en situation en Créon, faisant valoir ses qualités d’acteur, et pleinement justifié dans son invocation finale aux « Noires divinités ». Charles Rice, en revanche, est sacrifié par la production : le profil simpliste d’officier bravache conféré à Oronte le pousse à forcer la voix, d’une articulation parfaite, mais avec un fort accent qui fait tache dans ce contexte.
La révélation vient de la jeune Keri Fuge, qui donne à Créuse un relief qu’on n’attendait pas, bien au-delà de la simple et assez pâle intrigante qu’on évoque le plus souvent : la scène de sa mort est d’une intensité bouleversante. Parmi les seconds plans, inégaux, Alexandra Dobos-Rodriguez, d’une présence toujours attentive, assure une très crédible Nérine.
Avec le somptueux Chœur du Grand Théâtre de Genève, les autres triomphateurs de la soirée sont les musiciens de l’ensemble Cappella Mediterranea, dont la direction fluide de Leonardo Garcia Alarcon, leur chef fondateur, suivant à la ligne les inépuisables inflexions de la partition, fait valoir merveilleusement la délicate coloration.
FRANÇOIS LEHEL
PHOTO © GTG/MAGALI DOUGADOS