Comptes rendus Francfort aime Schreker
Comptes rendus

Francfort aime Schreker

15/04/2019

Opernhaus, 31 mars

C’est à Francfort, en 1912, que la création de Der ferne Klang (Le Son lointain) rendit Franz Schreker (1878-1934) célèbre du jour au lendemain : un succès phénoménal, pour un ouvrage d’une richesse sonore hors norme. Et c’est ici aussi que Michael Gielen, qui vient de nous quitter à l’âge de 91 ans, fut l’un des premiers chefs modernes à ressusciter l’œuvre du compositeur autrichien, tombée dans l’oubli depuis presque un demi-siècle. L’Opéra de Francfort a d’ailleurs tenu à dédier cette splendide production à celui qui fut son directeur musical, de 1977 à 1987, au cours d’une période controversée mais brillante.

Sebastian Weigle, actuel directeur musical de la maison, cultive une conception de cette musique assez différente de celle de son aîné. Gielen adorait Schreker, mais le dirigeait avant tout en moderniste analytique, quitte à y paraître parfois trop incisif. Avec Weigle, au contraire, tout reste continuellement ductile : un véritable bain de sonorités chatoyantes, qui enveloppe les voix sans les couvrir.

Difficile de décrire l’état de surexcitation sensorielle que finit par provoquer cette musique de sorcier : le public de l’époque en fut tout retourné, mais même aujourd’hui, cette sensualité insidieusement moite, qu’il serait trop facile de résumer par le seul terme de décadente, n’a rien perdu de son efficacité.

L’autre miracle de cette nouvelle production est que la partie visuelle se hisse au même niveau de subtilité. Composé de simples et légers rideaux, l’espace de jeu se modifie constamment, au gré des mouvements coulissants de ces parois de tulle, qui occultent ou révèlent à volonté personnages, ambiances, projections lumineuses, séquences vidéo…

Ce dispositif est tantôt factuel, dans une ambiance très années 1970, tantôt onirique, les métamorphoses paraissant découler à vue du texte musical, avec une pertinence infaillible. Certes, la thématique de l’hospice pour personnes âgées peut paraître un peu trop récurrente chez Damiano Michieletto, mais, cette fois, l’idée fonctionne.

On suit ainsi la quête métaphorique de ce « son lointain » qui conduit Fritz à délaisser Grete, sa bien-aimée, pour ne la retrouver qu’à l’autre bout de l’itinéraire et mourir dans ses bras, alors que tous deux sont devenus des vieillards… Une fin toute simple mais qui arrache des larmes, a fortiori quand descendent des cintres des instruments de musique, suspendus à des fils : l’orchestre post-romantique de Schreker en majesté, ce son lointain et si beau, enfin trouvé !

Tout au long de la soirée se croisent les deux états du couple Grete/Fritz, tantôt jeunes, tantôt gris et chenus : deux comédiens vétérans, d’une présence physique intense, et deux chanteurs américains, d’une crédibilité idéale. Si la soprano Jennifer Holloway est dotée de la voix charpentée d’une grande wagnérienne, elle possède aussi, dans l’intonation, une myriade d’affects qu’elle peut moduler à volonté. Le ténor Ian Koziara, en début de carrière, ne déploie pas encore la totalité de ses moyens, notamment dans l’aigu, mais montre déjà une belle maîtrise. Dans les deux cas, la prise de rôle est prometteuse.

Ovation énorme à la fin, qui soulève toute la salle en une impressionnante vague de gratitude, encore renforcée quand l’équipe scénique vient saluer. Ambiance similaire à celle de 1912, quand le compositeur bénéficia de vingt-cinq rappels à l’issue de la création ? Entre Francfort et Schreker, manifestement, une histoire d’amour se répète.

LAURENT BARTHEL

PHOTO © BARBARA AUMÜLLER

Représentations les 19, 26, 28 avril, 4 & 11 mai.

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