Teatro alla Scala, 31 mars
Poursuivant à la Scala de Milan – après Turandot (mai 2015), La fanciulla del West (mai 2016) et Madama Butterfly (décembre 2016) – son exploration des toutes premières moutures des chefs-d’œuvre de Puccini, Riccardo Chailly dirige Manon Lescaut telle qu’elle fut créée au Teatro Regio de Turin, le 1er février 1893. Pour ce faire, il s’appuie sur l’édition critique de Roger Parker (Ricordi), qu’il avait déjà utilisée pour une série de représentations à Leipzig, en 2008.
La principale différence entre cette version et celle que l’on joue couramment est la présence, à la fin de l’acte I, d’un concertato extrêmement élaboré, pendant lequel Geronte exprime son dépit, après la fuite de Manon et Des Grieux. D’exécution difficile, en raison de sa complexité rythmique, ce morceau disparut quand Puccini réalisa qu’il créait un hiatus logico-temporel avec le début du II, où, sans transition, on retrouve l’héroïne installée chez son riche protecteur. Le compositeur ajouta alors le dialogue entre Lescaut et Geronte que nous connaissons, dans lequel le premier explique au second que la jeune fille se lassera très vite de son étudiant sans le sou.
Pour le reste, les différences demeurent marginales et n’ont rien à voir avec ce qui sépare, par exemple, les deux éditions de Madama Butterfly. Du coup, l’opération conduite par Chailly, aussi intéressante soit-elle, ne peut prétendre qu’au statut de curiosité. On n’en saluera pas moins le travail effectué par le directeur musical de la Scala, à la tête d’une phalange en état de grâce, notamment dans la mise en valeur des plus subtils détails instrumentaux (l’une des marques de fabrique du chef italien, qui réussit l’exploit de ne pas basculer pour autant dans le maniérisme).
Avec une voix prématurément usée par des prises de rôles trop aventureuses, Maria José Siri ne peut offrir qu’une honnête défense dans le rôle-titre. Sans être déshonorante, sa Manon manque d’émail dans le timbre, de flexibilité dans l’émission et de variété dans l’incarnation. Du coup, le mélange de frivolité, d’érotisme, de nostalgie et de cynisme propre à l’héroïne peine à émerger.
Le déclin vocal de Marcelo Alvarez, entamé voici déjà quelques années, met impitoyablement à nu des défauts que le ténor italo-argentin a longtemps réussi à masquer : prises de respiration trop fréquentes, aigus laborieusement accrochés et à peine tenus, pianissimi détimbrés. Dans un rôle aussi périlleux que Des Grieux, cela ne pardonne pas : la caractérisation du personnage en reste donc au stade des intentions, à l’instar des tentatives de raffiner le phrasé.
Vocalement acceptable, Massimo Cavalletti est un Lescaut de pure convention, face au sobre Geronte de Carlo Lepore. Une mention pour Marco Ciaponi, auquel la mise en scène confie trois rôles, sans que l’on sache exactement pourquoi : l’étudiant Edmondo, le Maître à danser et l’Allumeur public. Et pour les chœurs de la Scala, comme toujours exemplaires de cohésion et de précision dans la définition des détails de l’écriture.
David Pountney transpose l’action à l’époque de la composition de l’opéra, avec le concours de décors spectaculaires : une gare de la fin du XIXe siècle, lieu on ne peut plus propice au mélange des classes et aux rencontres imprévues, au I ; l’intérieur d’un luxueux wagon, au II ; un gigantesque navire planant au-dessus d’une espèce de voiture-prison, au III ; les ruines de la gare, envahies par le sable du désert, au IV.
Autour de ce cadre visuel suggestif, réalisé par Leslie Travers, fait malheureusement défaut un projet théâtral cohérent. Pourquoi Manon est-elle parfois flanquée d’un ou plusieurs « doubles » ? Était-il nécessaire d’imposer à Maria José Siri et Marcelo Alvarez, comédiens assez peu doués, des étreintes frôlant le ridicule ? Plus généralement, la direction d’acteurs est trop prévisible.
Même pas séduits par le dispositif visuel, les spectateurs de la première ont copieusement hué l’équipe de production, après avoir applaudi chef et chanteurs.
PAOLO DI FELICE
PHOTO © TEATRO ALLA SCALA/BRESCIA/AMISANO