Palais de la Monnaie, 13 décembre
PHOTO : Pavlo Hunka et Sarah Demarthe
© BAUS
Pavlo Hunka (Le Tsar Dodon)
Alexey Dolgov (Le Tsarévitch Gvidon)
Konstantin Shushakov (Le Tsarévitch Afron)
Alexander Vassiliev (Le Général Polkan)
Agnes Zwierko (Amelfa)
Alexander Kravets (L’Astrologue)
Venera Gimadieva (La Reine de Chemakha)
Sheva Tehoval/Sarah Demarthe (Le Coq d’or)
Alain Altinoglu (dm)
Laurent Pelly (msc)
Barbara de Limburg (d)
Joël Adam (l)
Lionel Hoche (ch)
Ultime opéra de Rimski-Korsakov, composé entre l’automne 1906 et l’été 1907, Le Coq d’or n’est pas né sous une bonne étoile. Refusant les coupures exigées par la censure tsariste, l’auteur lui-même en empêcha la création de son vivant, celle-ci intervenant seulement le 7 octobre 1909, à Moscou, seize mois après sa disparition, dans une édition évidemment expurgée.
Par la suite, l’ouvrage partit à la conquête des scènes occidentales, d’abord dans une adaptation de Mikhail Fokine faisant doubler les chanteurs, installés dans les loges, par des danseurs, puis dans la version originale. L’Opéra de Paris accueillit ainsi la troupe des Ballets russes de Diaghilev, en 1914, avant de confier une véritable mise en scène à Pierre Chéreau, en 1927, reprise avec succès jusqu’en 1947.
Malgré des productions au Metropolitan Opera de New York, au Covent Garden de Londres ou au Teatro Comunale de Bologne, on ne peut pas dire que l’œuvre se soit pour autant imposée au répertoire ordinaire des théâtres. En France, par exemple, la dernière grande reprise remonte à 2002, au Châtelet, dans une mise en scène d’Ennosuke Ichiwaka III, créée en 1984.
Le Coq d’or, il est vrai, est un opéra étrange. D’un petit conte satirique de Pouchkine, Vladimir Bielski a tiré un livret d’une réelle puissance subversive. Au lendemain de la lourde défaite des armées de Nicolas II dans la guerre russo-japonaise (1904-1905), on peut imaginer les hurlements des censeurs en découvrant le personnage principal de l’intrigue, ce Tsar Dodon préférant dormir et se gaver de confitures plutôt que partir au combat, et confiant la surveillance de son royaume à un volatile, dont les appels sont censés signaler l’approche de l’ennemi !
Un texte aussi cruellement moqueur appelait, en particulier au premier acte, une musique grinçante et corrosive. Rimski-Korsakov ne l’a pas oublié mais, à quelques exceptions près, il finit toujours par retomber dans les -atmosphères féeriques qui lui ont si bien réussi tout au long de sa carrière, de Sniégourotchka à Kitège, en passant par la célébrissime Shéhérazade.
Dans une action où rêves et mirages rejettent progressivement la réalité au second plan, ce sont donc les ruissellements des harpes, gazouillis des flûtes et bruissements des violons dans l’aigu qui prennent régulièrement le dessus dans l’orchestration. Et tant pis si le hiatus entre texte et musique devient par moments trop flagrant, au risque d’atténuer la violence décapante du premier !
Alain Altinoglu, directeur musical de la Monnaie de Bruxelles depuis janvier 2016, l’a très bien compris. À la tête d’un orchestre qu’il a déjà fait progresser à pas de géant, le chef français s’abandonne à la luxuriance des sonorités, dans un kaléidoscope de timbres et de couleurs qui, de bout en bout, tient l’auditeur sous le charme.
En parfaite osmose avec lui, Laurent Pelly met en scène un conte certes noir, mais à la subversivité édulcorée. À l’acte II, l’armée d’opérette rappelle ainsi celle de Marie et Sulpice dans La Fille du régiment, proposée par le même Pelly aux quatre coins du monde. La Reine de Chemakha est une Reine de la Nuit délurée, en robe de lamé argenté, tout droit sortie d’un roman d’heroic fantasy. Et si la photo d’une foule révolutionnaire évoque à bon escient, au début du III, le souvenir des émeutes sanglantes de 1905, la toile peinte représentant la place Rouge en période de paix, comme les masques animaliers recouvrant le visage des soldats du Tsar Dodon, introduisent une prise de distance par rapport à ce que l’image pourrait avoir de trop concret et ancré dans l’histoire.
D’une rare élégance, les décors de Barbara de Limburg jouent du blanc et du gris, sur un plateau recouvert d’une étendue pierreuse couleur cendre. Au I, le lit du Tsar est placé en plein milieu, et le monarque y reçoit ses proches en pyjama. Au II, la couche est remplacée par une immense structure métallique du plus bel effet, en forme de cornet acoustique, que l’on croirait avoir été dessinée par Gustave Eiffel. Au III, le lit revient, mais posé sur un tank – une image qui, à elle seule, résume la démarche de Laurent Pelly, toujours à son meilleur quand il s’agit de réussir le difficile équilibre entre violence et comédie, grotesque et poésie.
Un mot du rôle-titre, dédoublé entre une danseuse sur le plateau (Sarah Demarthe) et une soprano en coulisse (Sheva Tehoval). Le procédé fonctionne, d’autant que le costume du gallinacé, dessiné par Laurent Pelly en personne, est une pure splendeur.
La distribution est bonne, sans individualités marquantes, à l’exception de l’impressionnante Amelfa (l’intendante du Tsar) incarnée par la contralto polonaise Agnes Zwierko. Pavlo Hunka joue et chante bien en Dodon, sans pour autant laisser une trace indélébile dans la mémoire du spectateur.
Même remarque pour l’Astrologue -d’Alexander Kravets, correct mais sans -charisme, et pour la Reine de Chemakha de Venera Gimadieva, à l’aise dans l’écriture malcommode d’un rôle centré à la fois sur la déclamation et la virtuosité, mais au charme vocal inférieur à son rayonnement physique.
Coproduit avec l’Opéra National de Lorraine et le Teatro Real, ce spectacle sera repris, moyennant des changements de chef et de distribution, à Nancy, à partir du 12 mars, puis à Madrid, à partir du 25 mai. Courez-y !
RICHARD MARTET