Auditorium, 26 mars
Parlera-t-on encore, à propos des Boréades, d’« opéra maudit » ? On ne saura sans doute jamais pourquoi, en avril 1763, les répétitions s’arrêtèrent, stoppant toute tentative de représentation. Sylvie Bouissou, spécialiste incontestée de Rameau, avance plusieurs hypothèses : la réaction de la censure, outragée par un livret (attribué à Louis de Cahusac) montrant un appel à la liberté et dénonçant un souverain pratiquant sans vergogne l’abus de pouvoir, ou encore une cabale venue de l’entourage de la marquise de Pompadour, mais aussi une partition déconcertante à plus d’un titre par sa nouveauté – ce qui, de la part du compositeur, n’étonnera personne.
En 1763, Rameau est âgé de 80 ans. Il n’a plus rien à prouver et il poursuit sa route sans complaisance : de là des harmonies inouïes, des associations instrumentales aussi hardies que séduisantes, des mélodies émouvantes et délicates, et le don de combler, par le seul pouvoir de la musique, les blancs d’une intrigue ténue. Avec cette fin inattendue : un duo des amoureux, Alphise et Abaris, enfin réunis, un air – sublime mais bref – du seul Abaris, et deux menuets prestement enlevés ; pas de divertissement, ni de chœur, rien de démonstratif, mais l’envie de laisser libre cours à la pudeur des sentiments et à l’imagination des auditeurs.
Comment, aujourd’hui, traduire l’esprit de Rameau et conserver sa modernité sans tomber dans les clichés d’une actualisation primaire ? Barrie Kosky, actuel directeur général et artistique du Komische Oper de Berlin, qui s’était déjà fait remarquer à l’Opéra de Dijon, en 2014, avec un Castor et Pollux intéressant mais inégal (voir O. M. n° 100 p. 35 de novembre), est cette fois proche de la réussite.
L’efficacité dans la simplicité pourrait être sa devise. Dans un décor ultra dépouillé de Katrin Lea Tag (également créatrice de costumes pertinents), une énorme boîte blanche qui descend des cintres vers une plate-forme surélevée, lieu de tous les possibles, il conte très exactement l’histoire d’Alphise, éprise d’Abaris mais qui doit épouser un descendant de Borée, dieu des Vents du Nord. Veillent sur elle sa confidente, Sémire, et sur son prétendant, Adamas, grand prêtre d’Apollon.
Happy end de rigueur, et par-ci, par-là quelques visions superbes, comme ces fleurs géantes dont les couleurs illuminent les noirs, gris et blancs dominants, ou cette étendue dévastée jonchée d’oiseaux morts. Dans ce récit très linéaire, les épisodes dansés trouvent naturellement leur place, même si la chorégraphie d’Otto Pichler semble parfois trop convulsive – elle sollicite énergiquement choristes et chanteurs, qui s’y soumettent courageusement.
Musicalement, le résultat est, à quelques détails près, à la hauteur des attentes. Le chœur du Concert d’Astrée est digne de louanges, qu’il partage avec un orchestre au son riche et généreux. Fluide, vivante, la direction d’Emmanuelle Haïm est aussi attentive à la rigueur de la structure qu’à la souplesse de la narration et à la complexité d’une orchestration mettant à contribution les percussions et les vents. La cheffe, qu’on a parfois trouvée trop sage, a enfin conquis sa liberté.
L’acoustique de l’Auditorium ne favorise pas les voix, qui ont tendance à se perdre. Christopher Purves fait de Borée un dieu bien ordinaire. Yoann Dubruque et Sébastien Droy incarnent ses fils, jeune baryton à l’émission franche mais qui peut encore affermir son chant pour le premier, ténor confirmé et probe pour le second, dont l’aigu a parfois tendance à se serrer. Edwin Crossley-Mercer, quant à lui, possède l’autorité et la stature musicale qui siéent à Apollon et à son ministre.
Quatre personnages pour Emmanuelle de Negri, et dans chacun, elle est irrésistible de naturel comique, véritable meneuse de jeu, dont la fraîcheur et la musicalité sont réconfortantes. Le charme et le timbre fruité d’Hélène Guilmette sont bien ceux d’Alphise, une amoureuse qui sait aussi trouver des accents désespérés.
Le rôle d’Abaris est long, périlleux, dramatiquement difficile, celui de l’initiation d’un jeune homme timide et portant lunettes qui accède à l’âge adulte après moult souffrances. Mathias Vidal y livre l’une de ses plus belles incarnations, fin musicien, à l’aise sur toute l’étendue de son registre de ténor, possédant la facilité de se glisser dans les styles les plus divers en étant toujours juste.
Il a fallu attendre juillet 1982 pour voir enfin Les Boréades à la scène, à Aix-en-Provence, grâce à John Eliot Gardiner. Il y eut ensuite, en France, Lyon (Marc Minkowski) et Paris (William Christie). La présente production n’a rien à leur envier et l’on se réjouit qu’un DVD soit prévu. Dans sa ville natale, Rameau est bien servi et le sera encore, en 2020-2021, avec Zoroastre.
MICHEL PAROUTY
PHOTO © OPÉRA DE DIJON/GILLES ABEGG