Comptes rendus Ginastera sort de l’oubli à Strasbourg
Comptes rendus

Ginastera sort de l’oubli à Strasbourg

29/03/2019

Opéra, 25 mars

Cette nouvelle production de Beatrix Cenci, le dernier opus lyrique d’Alberto Ginastera (1916-1983), en première française, dans le cadre du Festival « Arsmondo » consacré, cette année, à l’Argentine, constitue un événement. Et l’on ne remerciera jamais assez l’Opéra National du Rhin, quand tant de maisons préfèrent passer commande de nouveaux ouvrages, de redonner sa chance à un qui existe déjà et mérite d’être redécouvert.

Des trois opéras du compositeur argentin, le premier (Don Rodrigo, 1964) est médiéval, les deux autres (Bomarzo, 1967, Beatrix Cenci, 1971) sont liés à la Renaissance italienne. Dans les trois cas, l’intrigue est cruelle, certains aspects de Beatrix Cenci, créée pourtant voici quarante-huit ans, pour l’inauguration du Kennedy Center de Washington, semblant trouver un écho dans notre actualité (inceste, harcèlement sexuel et moral, indifférence de l’Église aux plaintes des victimes).

Un aristocrate romain fait mettre à mort ses deux fils et viole sa fille Beatrix, qu’il séquestre. Pour se venger, celle-ci le fait tuer mais, dénoncée, elle est arrêtée et exécutée. Inspiré par Shelley, Stendhal et Artaud, le livret, en espagnol, porte la double signature de William Shand et Alberto Girri. Le premier a conçu des dialogues simples, volontairement prosaïques, le second se chargeant des épisodes poétiques ou philosophiques.

La musique est très efficace, l’écriture dodécaphonique permettant à Ginastera de donner au texte une forte tension dramatique. L’orchestre, très fouillé, commente l’action, quitte à avoir recours à des procédés on ne peut plus prévisibles et « d’époque » (que de clusters cuivrés, de cris du chœur, de percussions frénétiques !). On signalera l’étonnant épisode du bal, avec ses danses authentiquement Renaissance, dont l’instrumentation « moderne » provoque un effet de décalage avec le reste de la partition.

Pour ce qui est des voix, le récitatif laisse souvent la place à des épisodes plus mélodiques, que l’on ne saurait qualifier exactement d’« airs ». D’une écriture souvent tendue et couvrant un large ambitus, on y reconnaît la lointaine influence de Berg.

Mariano Pensotti, dont la vision est résolument et profondément féministe, choisit de transposer l’action dans les années précédant la création de l’ouvrage. En conséquence, Francesco Cenci n’est plus un puissant aristocrate du XVIe siècle, mais un riche bourgeois collectionneur d’art. Comme toujours en pareil cas, certains éléments du récit n’entrent plus dans le nouveau cadre (le rôle du pape, par exemple, et la manière dont il ménage un noble romain). Et puis, la fascination exercée par l’histoire des Cenci n’est-elle pas indissociablement liée à la Renaissance italienne, à son image à la fois raffinée et perverse ?

Le metteur en scène argentin n’en utilise pas moins judicieusement les possibilités offertes par le plateau tournant, qui permet d’enchaîner rapidement les nombreux et brefs épisodes structurant l’opéra. Tout juste lui reprochera-t-on un tableau final surprenant : alors que Beatrix est censée être conduite à l’échafaud, on la dépose sur un plateau circulant sur une chaîne de mise en boîte de denrées alimentaires, avant de l’enfermer dans un chariot emporté par deux ouvriers, qui pourraient aussi bien être des infirmiers que des cuisiniers dans une cantine. On comprend le symbole, mais l’impact dramatique du moment est occulté.

La distribution, très internationale, est composée de chanteurs pas vraiment spécialistes d’opéra contemporain, qui affrontent cependant avec vaillance les difficultés d’intonation de la partition. La soprano mexicaine Leticia de Altamirano, excellente actrice, possède une voix solide en Beatrix. La mezzo turque Ezgi Kutlu impose son timbre chaleureux dans le grave, tout en triomphant des périls de l’écriture de Lucrezia dans le haut médium.

Josy Santos est moins présente, mais Ginastera a confié au personnage de Bernardo, joué en travesti, l’une de ses plus belles envolées lyriques, à l’acte II, où la mezzo brésilienne révèle de réelles qualités de phrasé. Le baryton albanais Gezim Myshketa incarne parfaitement la brutalité cauteleuse de Francesco, le ténor espagnol Xavier Moreno semblant davantage en difficulté dans la tessiture d’Orsino, très tendue en vérité.

Les Chœurs de l’Opéra National du Rhin et l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg sont de tout premier ordre. Il faut dire que la direction du chef slovène Marko Letonja, extrêmement précise, ne tolère aucun temps mort. C’est sur elle que repose d’abord la réussite musicale du spectacle.

JACQUES BONNAURE

PHOTO © KLARA BECK

Représentations à la Filature de Mulhouse les 5 & 7 avril.

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