Comptes rendus Tokyo capitale de l’opéra contemporain
Comptes rendus

Tokyo capitale de l’opéra contemporain

19/03/2019

New National Theatre, 23 février

La création d’un opéra en langue japonaise est peu fréquente, mais ce n’est pas seulement la rareté qu’il convient de saluer au New National Theatre de Tokyo. Car Asters, composé par Akira Nishimura (né en 1953), est une réussite, tant musicale que poétique et stylistique, avec une mise en scène et une interprétation de grande qualité.

À l’origine, une nouvelle de Jun Ishikawa (1956), dont l’adaptation a été confiée au librettiste Mikiro Sasaki, qui en conserve les traits essentiels. Traits imprégnés de tant de culture japonaise qu’ils peuvent laisser l’observateur occidental à distance, s’il n’accepte une manière de mystère qui tient, par exemple, au tir à l’arc, considéré comme un chemin vers l’accomplissement : le « kyudo » est imprégné d’un art guerrier, mais aussi de confucianisme.

Muneyori, le personnage principal, est tiraillé entre la poésie (qui l’ennuie assez vite), le monde au-delà des montagnes, et surtout le tir à l’arc. À chaque victime, il plante symboliquement une fleur (des asters). Il fuit son épouse, sexuellement insatiable et qui le trompe sans vergogne, puis s’éprend d’une femme qui s’avère être un renard, précédemment transpercé par une de ses flèches. Après avoir mis au point une technique personnelle de lancer quasi simultané de trois flèches, Muneyori poursuit sa quête jusqu’à trouver la figure de Bouddha qu’il atteint au visage, faisant trembler le monde.

Ainsi résumée, l’intrigue peut sembler elliptique : elle l’est, et il faut en accepter à la fois la symbolique et le caractère énigmatique, pour se laisser captiver par un récit initiatique qui brouille les pistes. La mise en scène de Yoshi Oida joue ici pleinement son rôle, dans une chorégraphie hiératique, parfois presque abstraite, où la lumière et la vidéo s’affirment particulièrement inventives et colorées.

Semblant n’être au premier abord qu’un sombre échafaudage, le décor se meut rapidement pour esquisser des murailles, un flanc de montagne ou un vaste miroir. D’autres éléments soulignent ce traitement pictural, du pavillon abritant les amours de Muneyori aux vigoureux contrastes de couleurs : ainsi de l’Oncle grisonnant, costume anthracite, arborant des flèches d’un rouge éclatant, ce qui n’est pas sans rappeler les films d’Akira Kurosawa (Kagemusha, Ran).

La distribution s’exprime dans sa langue naturelle. Tomohiro Takada campe un Muneyori solide, au chant vigoureux, et affronte son double Heita avec détermination. Ce dernier, interprété par Takashi Matsudaira, également baryton, incarne ici l’envers du héros, sa brutalité retorse et légèrement ironique. La mezzo Kasumi Shimizu donne à Utsuro une truculence réjouissante, spectaculaire, joyeuse dans son expression vocale débridée.

À la soprano Ai Usuki revient l’étrange rôle de Chigusa, femme-renard, qu’elle affronte avec une ambiguïté délicate, servie par la clarté de son timbre et la netteté de ses aigus. Par la qualité du chant et une présence douloureuse, le ténor Yojiro Oyama s’avère un Père très convaincant.

En deux heures, une pour chaque acte, Akira Nishimura tisse une musique captivante. Le Prélude impose une manière de néo-romantisme quasi mahlérien, avant que n’apparaissent les thèmes des Asters ou de Muneyori, qui reviendront à plusieurs reprises. De l’opéra, le compositeur japonais reprend évidemment les codes, avec récitatifs, duos, et double duo devenant quatuor… Il ose ici un coït haletant, où les gémissements de Muneyori et de Chigusa, riches en ornementations, ne laissent aucun doute quant à l’accomplissement du plaisir.

Sa musique conserve le plus souvent les règles de la tonalité et s’avère étonnamment variée, dans les timbres, le traitement délicat des percussions, comme dans l’enchaînement des rythmes, les récitatifs a cappella, le recours aux vocalises pour l’expression des sentiments. Une réussite à laquelle le Tokyo Metropolitan Symphony Orchestra rend pleinement justice, sous la baguette inspirée de Kazushi Ono, son directeur musical.

JEAN-MARC PROUST

PHOTO © NEW NATIONAL THEATRE/TERASHI MASAHIKO

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