Opéra, 8 février
Créée en 1675, à Venise, durant le Carnaval, La divisione del mondo de Giovanni Legrenzi (1626-1690), compositeur alors adulé, obtint un triomphe qui ne l’empêcha pas de tomber dans l’oubli. En 2000, aux Festivals de Schwetzingen et Innsbruck, Thomas Hengelbrock la ressuscita avec son Balthasar-Neumann-Ensemble, dans une mise en scène de Philippe Arlaud. On attendait ce « dramma per musica » en trois actes sur le sol français. C’est désormais le cas, dans une coproduction entre l’Opéra National du Rhin et l’Opéra National de Lorraine.
Le livret de Giulio Cesare Corradi décrit la zizanie que suscite, parmi les dieux de l’Olympe, la personnalité délurée et sexuellement libérée de Venere. En résumé, auréolé de sa victoire contre les Titans, Giove veut faire régner la concorde au sein d’une famille farfelue. Il est lui-même soumis aux reproches de Giunone, son épouse, agacée par ses infidélités, et ses frères Nettuno et Plutone, comme ses enfants, ont des désirs amoureux plus ou moins extravagants. Ainsi sa fille Cintia, mariée à Nettuno, est éprise de Plutone !
Tous les personnages sont ici confrontés au grand chambardement des cœurs et, surtout, des sens, faire l’amour semblant la préoccupation première de la plupart d’entre eux. On reste ébahi par la modernité et la liberté de ce texte, et on est encore plus épaté par la musique, qui enchaîne récitatifs, ariosi et arie joliment tournés à un rythme effréné, Legrenzi renouvelant avec bonheur les pratiques de Monteverdi et Cavalli, ses prédécesseurs.
Jetske Mijnssen prend le parti de mettre en scène une famille contemporaine, vivant les mêmes aventures sans tabous, avec des obsessions nées de la révolution sexuelle des cinquante dernières années. Le tableau Léda et le cygne de Véronèse (Ajaccio, musée Fesch) nous met d’emblée dans l’ambiance, tenant lieu de rideau de scène, puis de fresque sur le mur du fond du grand appartement qu’habitent Giove et les siens.
Dans ce vaste espace meublé d’une grande table (où s’ébattent souvent les couples), de fauteuils, de canapés et de deux immenses escaliers hélicoïdaux, le roi des dieux ressemble à un P-DG ayant réussi. Nettuno et Plutone sont de grands gaillards, débonnaires et barbus ; plus austères, Marte et Apollo (devenu un prêcheur presbytérien, la Bible à la main) tranchent par rapport à Mercurio, en costume rose, et Cintia, habillée comme une étudiante. Quant à Venere, avec son chemisier s’ouvrant facilement et son pantalon moulant, elle apporte la charge érotique indispensable.
La direction d’acteurs, exceptionnelle, rend lisible une action pourtant complexe. L’humour y est manié avec brio, quand Giunone, par exemple, balance du premier étage les vêtements et les dossiers de son époux, ou quand Nettuno apparaît en tenant un petit aquarium, où s’ébroue un poisson rouge. Bref, tout nous enchante.
Christophe Rousset tient parfaitement les rênes de cette fantaisie débridée, en variant les rythmes à satiété. L’instrumentation de Legrenzi ayant disparu, le patron des Talens Lyriques a convoqué un ensemble de cordes, complété par trois flûtes à bec et deux cornets à bouquin, qui densifient intelligemment le tissu orchestral. S’y ajoute un impressionnant continuo : quatre théorbes, un orgue et un clavecin (tenu par Rousset lui-même).
Le plateau est de qualité, avec le ténor Carlo Allemano en Giove, parfois un peu court de souffle, mais vaillant. La mezzo Julie Boulianne surprend d’abord par quelques accents criards, mais n’incarne-t-elle pas, après tout, Giunone, la mégère, dont elle traduit ensuite, avec un timbre mordant et des aigus flamboyants, les doutes et les révoltes ?
Arnaud Richard est stupéfiant d’autorité en Saturno, déployant un grave de basse somptueux quand il s’agit d’invectiver ses descendants, et il joue fort bien les vieillards chancelants. Les trois contre-ténors chantent juste, avec une projection suffisante : Jake Arditti, Apollo cinglant ; Christopher Lowrey, Marte aux aigus sereins ; Rupert Enticknap, Mercurio au médium sonore.
Le ténor Stuart Jackson déploie un registre étendu en Nettuno, aux côtés du baryton André Morsch, Plutone aux accents percutants. Soraya Mafi, soprano au timbre pointu et aux vocalises faciles, est adorable en Cintia, tout comme Ada Elodie Tuca en Amore.
La vedette est évidemment Venere, et Sophie Junker capte la lumière dès son entrée, tant par sa silhouette de star hollywoodienne que par la qualité de son chant. Certes, la soprano belge laisse échapper quelques aigus un peu durs, lors de sa grande scène de désespoir, au début du III, mais elle enchaîne ailleurs des vocalises infaillibles, avec une matière sonore voluptueuse et un bas médium acéré.
Ne ratez pas les représentations à Nancy, du 20 au 27 mars, puis à Versailles, les 13 et 14 avril !
JEAN-LUC MACIA
PHOTO : © KLARA BECK