La Monnaie, 29 & 30 janvier
La première qualité de cette nouvelle production de La Gioconda est qu’Olivier Py, contrairement à Dmitri Tcherniakov dans la deuxième partie des Troyens à l’Opéra Bastille (voir plus loin), ne raconte pas une autre histoire que celle exposée dans le livret : l’intrigue et la psychologie des personnages sont bien celles imaginées par Arrigo Boito (sous le pseudonyme de Tobia Gorrio), à partir d’Angelo, tyran de Padoue de Victor Hugo.
La seconde est l’extraordinaire sens du spectacle dont le metteur en scène français et son inséparable décorateur-costumier, Pierre-André Weitz, font preuve. Se hissant au niveau de réussite de leurs Huguenots, déjà à la Monnaie, en 2011, les deux compères démontrent à quel point ils ont compris et maîtrisent les ressorts du « grand opéra », genre dont La Gioconda relève largement autant que du « melodramma » verdien.
Après, il y a un « univers » Olivier Py que l’on embrasse… ou rejette. On en connaît les grandes lignes : transposition de l’action dans un monde sombre, fermé, oppressant (tout se passe sous terre, dans un espace délimité par de hauts piliers gris sale, comme noircis par un incendie, avec une immense étendue d’eau au milieu) ; vêtements d’aujourd’hui, noirs, blancs ou gris, avec de rares taches de couleur (les magnifiques robes de Gioconda) ; nudité des corps (le figurant qui, dès le Prélude, se contorsionne dans une baignoire posée au centre de la scène) ; violence omniprésente (la façon dont Barnaba étrangle la Cieca, au début du IV, fait froid dans le dos).
Tout ceci peut légitimement irriter. D’abord, parce que le parti pris sacrifie certaines atmosphères explicitement évoquées par le texte et/ou la musique. Ensuite, parce qu’il laisse un inévitable sentiment de déjà-vu, ne serait-ce qu’à Bruxelles, après Les Huguenots, Hamlet, Dialogues des Carmélites et Lohengrin. Enfin, parce qu’il dépasse parfois les bornes du supportable – la séance de viol collectif au milieu de la « Danse des heures », par ailleurs chorégraphiée de manière étourdissante par Olivier Py, en empruntant aussi bien au registre de la pantomime que du ballet classique.
En même temps, comment ne pas être conquis par la force des images ? Ainsi de ces virtuoses changements de décors à vue, quand, par exemple, au premier acte, la paroi du fond se soulève pour laisser apparaître l’une de ces sublimes perspectives en ligne de fuite, dont Pierre-André Weitz a le secret.
Ainsi, encore, de ces finales aussi spectaculaires que les règles du « grand opéra » l’exigent : le cortège funèbre du I, avec Gioconda et la Cieca en surplomb sur une passerelle ; la pluie de feu du II ; l’agencement idéal des personnages pour le formidable concertato du III, avec Enzo debout dans une alcôve toute blanche, au-dessus du plateau, à côté du cadavre de Laura ; le gigantesque masque de clown grimaçant derrière lequel, au IV, Barnaba se dissimule pour approcher Gioconda.
On louera encore la pertinence des lumières de Bertrand Killy (rouge sang pour l’affrontement entre Laura et Gioconda au II, verte pour la fête du III, transformée en rave party vaguement gothique) et la puissance de la direction d’acteurs, du moins avec les solistes capables de s’y plier. Car le trait caractéristique des deux distributions, proposées en alternance, est bien leur hétérogénéité.
Avant d’entrer dans le détail de chacune, il convient de complimenter les nombreux comprimari, ainsi que Ning Liang et Jean Teitgen, présents tous les soirs. Le premier campe un Alvise aussi sonore et imposant qu’on l’attend. La seconde, sans être le profond contralto exigé par la Cieca, chante très bien, avec beaucoup de musicalité.
Pour ce qui est de Gioconda, Béatrice Uria-Monzon, en prise de rôle, surclasse nettement Hui He. La mezzo française, résolument soprano désormais, triomphe par la facilité de l’aigu (contre-ut compris !), la densité préservée du bas médium et du grave, l’intensité de l’accent et le rayonnement scénique.
Sa consœur chinoise, soprano lirico spinto par nature, a pour elle l’énergie et le métier, mais l’instrument a perdu de sa stabilité et l’intonation n’est pas toujours précise, en particulier dans la nuance piano. Quant à l’incarnation, très conventionnelle jusque dans les gestes et les attitudes, elle laisse de côté le profil vulnérable de l’héroïne.
Andrea Carè, souffrant, ayant déclaré forfait le 30 janvier, Stefano La Colla endosse le costume d’Enzo deux soirs de suite. Il le fait en chantant fort tout le temps, avec une voix certes claironnante, mais constamment placée dans le nez. Peu sensible aux variations d’état d’âme du personnage, raide et monotone dans le phrasé, le ténor italien brosse un portrait beaucoup trop sommaire de ce prototype du héros romantique façon Hugo.
Égarée en Laura, avec une émission désagréablement anguleuse et tubée, des aigus criés et des déséquilibres entre les registres pas du tout contrôlés, l’Espagnole Silvia Tro Santafé offre une triste image d’elle-même. Qui a bien pu persuader cette Rosina, cette Cenerentola, cette Adalgisa, ce Serse, cet Ariodante… qu’elle était devenue, avec le temps, un grand mezzo dramatique ?
On lui préfère, et de loin, la Hongroise Szilvia Vörös (30 ans), actuellement en troupe au Staatsoper de Vienne, dotée d’un timbre jeune, d’un médium rond et d’un aigu éclatant. Un talent à suivre de très près, qu’on rêve d’entendre un jour en Eboli, en Amneris ou en Princesse de Bouillon !
Côté barytons, enfin, le bilan est maigre. L’Italien Franco Vassallo en fait des tonnes ; il pousse et beugle quand il faudrait alléger (« Pescator, affonda l’esca »), et s’abandonne à des effets insupportablement vulgaires pour souligner la noirceur de Barnaba. Mais lui, au moins, dispose d’un instrument d’une santé à toute épreuve. Tel n’est pas le cas de l’Américain Scott Hendricks, à la voix usée jusqu’à la trame et bougeant sur toute l’étendue du registre, au point de compromettre gravement la justesse.
Impossible de terminer ce compte rendu sans rendre un vibrant hommage à Paolo Carignani. À la tête d’un Orchestre Symphonique et de Chœurs de la Monnaie dans une forme somptueuse, le chef italien dirige en parfaite osmose avec la mise en scène. Sa lecture violente, flamboyante, passionnée n’est pas pour rien dans le succès d’un spectacle que l’on a hâte de revoir au Capitole de Toulouse, son coproducteur avec le Teatr Wielki de Varsovie.
RICHARD MARTET
À la Monnaie jusqu’au 12 février.
PHOTO : © BAUS