Salle Garnier, 29 janvier
En 1998, les admirateurs d’Alessandro Scarlatti pouvaient se réjouir : toujours soucieux de redécouvertes, René Jacobs leur offrait chez Harmonia Mundi la première gravure mondiale d’Il primo omicidio, « trattenimento sacro », créé en 1707 à Venise, fort probablement dans un lieu privé et non dans une église. Un « divertissement sacré » donc – aussi ambiguë que paraisse cette détermination –, qui traite du premier meurtre, celui d’Abel par son frère Caïn.
D’où les réflexions qui peuvent suivre sur le péché, le mal et la perte de l’innocence, le rachat, épreuves subies par le couple fondateur de l’humanité et sa descendance. Autant de sujets théologico-philosophiques dont Romeo Castellucci ne donne qu’une vision fragmentaire et souvent absconse, au point de laisser le spectateur en cours de route.
Signataire non seulement de la mise en scène, mais aussi des décors (minimalistes) et des costumes (d’une banale laideur), il place le premier acte sous le signe de l’abstraction, usant d’aplats de couleurs mobiles – il cite lui-même le nom de Mark Rothko, mais son « color field painting » paraît bien aseptisé comparé à celui du peintre américain.
Au deuxième acte, retour furtif au figuralisme, avec un champ sous un ciel étoilé. Les six protagonistes sont cette fois dédoublés, des enfants se tenant à leurs côtés jusqu’à mimer leurs gestes et faire semblant de dire leurs mots. De tout cela subsistent quelques images éparses, une Annonciation de Simone Martini la tête en bas, menaçante, le meurtre, très bref, aussi sublime que la musique qui l’accompagne. D’autres, la poche de plastique portée par Abel, censée contenir du sang et annonçant le crime, manquent pour le moins de subtilité.
Malgré les efforts du metteur en scène et de deux dramaturges, et le pressentiment que la véritable victime est peut-être Caïn, on reste perplexe. « On vit avec l’idée fausse que seuls les dramaturges peuvent insuffler de la nouveauté aux œuvres », déclarait récemment René Jacobs à notre confrère Diapason. C’est peut-être vrai lorsqu’il s’agit d’ouvrages connus, pas dans le cas d’Il primo omicidio. Mais qu’ils n’aient pu dans ce cas précis, et en s’y mettant à trois, arriver à une pensée éclairante est inquiétant.
« Six voix avec instruments », précise le livret ; oui, mais lesquels ? Le chef affirme, avec raison, que l’effectif instrumental doit être adapté à la taille du lieu de représentation. Au disque, l’Akademie für Alte Musik Berlin avait réuni dix-neuf de ses membres, essentiellement des cordes, les seuls vents étant réduits à un basson. Pour le Palais Garnier, le B’Rock Orchestra compte trente-cinq musiciens, dont deux trombones.
Rien d’incongru, puisque la partition manuscrite ne donne aucune information. On doit convenir qu’ils s’en sortent fort bien, prodigues en sonorités affûtées, et allant l’amble avec un René Jacobs dont la direction, un rien plus lente que celle de l’enregistrement, arrive à concilier couleurs orchestrales, plastique des lignes musicales et justesse expressive ; mais le son obtenu, très large, n’est pas sans peser sur une œuvre de ce format.
À ceux qui attendent de grandes voix d’opéra, le plateau posera sans doute problème. La performance vocale, ici, n’a pas de sens, l’écriture de Scarlatti ne s’y prête pas, et encore moins le texte généralement attribué à Antonio Ottoboni ; il ne s’agit pas, pour les interprètes, de jouer comme dans un drame mais de délivrer un message – leur tâche n’est pas aisée, qui est de se maintenir à juste distance d’un comédien et d’un prédicateur.
Si le ténor Thomas Walker arrive à donner une certaine émotion à Adamo, son Eva, la soprano Birgitte Christensen, bonne musicienne, manque singulièrement de rayonnement, ce que l’on peut dire aussi du Caino de la mezzo Kristina Hammarström. Olivia Vermeulen est un Abele touchant mais timide, dont le chant se projette bien faiblement. Enfin, le baryton-basse Robert Gleadow n’a aucun mal à s’imposer face à Benno Schachtner, contre-ténor au timbre peu flatteur.
Mais Romeo Castellucci a-t-il vraiment réussi à motiver ses troupes ? Il primo omicidio méritait mieux que ce spectacle inclassable et qui peine à convaincre.
MICHEL PAROUTY
PHOTO : © OPÉRA NATIONAL DE PARIS/BERND UHLIG