Emöke Barath : Voglio cantar
En 2013, les spectateurs du Festival d’Aix-en-Provence tombaient sous le charme d’une jeune et jolie soprano hongroise, vedette incontestée d’Elena, « dramma per musica » de Francesco Cavalli. Cinq ans plus tard, et un contrat d’exclusivité avec Erato en poche, Emöke Barath rend hommage, avec ce premier récital, gravé en studio, en juin 2018, à l’une des figures emblématiques de la musique italienne, Barbara Strozzi (1619-1677).
De cette dernière, la Gemäldegalerie de Dresde possède un portrait dû à Bernardo Strozzi (un homonyme mais pas un parent) : une jeune femme épanouie, tenant une viole de gambe, la poitrine largement dénudée – comme un emblème de la générosité. Fille d’une servante, adoptée par le poète et dramaturge Giulio Strozzi (sans doute son père biologique), qui se charge de son éducation et grâce auquel elle fréquente assidûment les cercles littéraires vénitiens, elle devient, à 12 ans, l’élève du grand Cavalli.
En ce XVIIe siècle italien, Barbara Strozzi acquiert la célébrité comme instrumentiste, cantatrice, et auteur de madrigaux, cantates, ariettes, ainsi que de quelques pièces sacrées. Peu nombreuses sont les femmes qui, à cette époque, s’adonnent à la composition – Francesca Caccini, qui la précède de quelques années, en est l’un des rares exemples.
C’est donc ce personnage hors du commun qu’évoque Emöke Barath, à travers quelques airs, une cantate, des pages de Cavalli (extraites de Statira), ainsi qu’une partition de Cesti (Speranza ingannatrice). Très modestement accompagnés par des instruments de continuo qui, outre leur rôle de soutien harmonique, mettent en valeur les poèmes choisis, ces morceaux en disent long sur les possibilités vocales de leur créatrice.
Fort probablement, Barbara Strozzi possédait une technique impressionnante, une voix développée dans l’aigu, virtuose et d’une grande souplesse, ce qu’indiquent la fluidité de l’écriture et les ornements choisis. Curieusement, dans une ville comme Venise qui vit le développement de l’opéra, elle se contenta de pièces relativement courtes, probablement destinées à un usage domestique, mais remarquables par leur lyrisme et leur intensité dramatique.
Ce théâtre vocal, si l’on peut s’exprimer ainsi, s’affirme dès l’air « Che si puo fare ? », qui ouvre l’enregistrement, mélodie mouvante et insinuante, avant une dernière strophe agitée, où sont convoquées Furies et Euménides. Au-delà de la rhétorique, ce qui compte, dans chaque moment de ce florilège, c’est l’expression : aucun trille, aucune vocalise n’est là pour l’esthétique ; seule importe la vérité des sentiments.
Les extraits de Cesti ou de Cavalli, dont les différentes humeurs correspondent aux personnages, répondent au même souci ; de leur efficacité, on ne pouvait douter. Mais on connaissait moins l’œuvre de Barbara Strozzi, et deux partitions peuvent ici être considérées comme des chefs-d’œuvre.
Il lamento surprend par sa tonalité sombre, sa sobriété, son émotion poignante ; son texte est encore plus étonnant, qui évoque la mort du jeune marquis de Cinq-Mars, en 1642, et ne cache pas les liens ambigus qui l’unissaient au roi Louis XIII. Quant à L’Astratto, c’est une cantate qui ne manque pas d’humour, mettant en scène un poète en mal d’inspiration.
Inspirée, Emöke Barath l’est, assurément. Le style, l’élocution, la musicalité sont impeccables. La beauté du timbre, si brillant dans le registre supérieur, est un pur enchantement, et l’équilibre entre l’intelligence et un naturel délicieux fait que l’auditeur n’est plus en face d‘une cantatrice, mais d’une femme s’adressant à lui avec une sincérité confondante.
Francesco Corti guide les musiciens d’Il Pomo d’Oro avec discrétion, y compris dans quelques intermèdes instrumentaux.
Un récital qu’on écoute et réécoute avec un plaisir sans cesse renouvelé, tant l’interprète sert avec amour un répertoire qui est une somptueuse glorification du chant.
MICHEL PAROUTY
1 CD Erato 0190295632212
DIAMANT d’Opéra Magazine