Teatro Real, 3 décembre
En réunissant Nina Stemme et Gregory Kunde, la nouvelle Turandot du Teatro Real de Madrid promettait un « choc des Titans », digne des homériques joutes de contre-ut auxquelles se livraient Birgit Nilsson et Franco Corelli. Et il a bien eu lieu, malgré le forfait de la soprano suédoise, quelques semaines avant la première, pour raisons de santé.
Rarement au niveau de sa compatriote dans le répertoire allemand, Iréne Theorin lui substitue une Turandot d’une considérable envergure. Le timbre, plutôt marmoréen, n’a certes pas cette ardeur de lave en fusion, et l’aigu, lâché de manière abrupte, quoique attaqué crânement et sans vibrato intempestif, manque d’inaltérable tranchant.
Mais l’ampleur de l’instrument, capable de dominer sans effort apparent la masse orchestrale et chorale, laisse pantois. Surtout, l’interprète renouvelle l’approche d’un rôle que des titulaires moins bien dotées ont été forcées de réduire au cri, dès un « In questa reggia » déroulé comme une captivante introspection.
Le Calaf de Gregory Kunde ne fascine pas moins. Mieux, il tient du miracle. Non seulement à ce stade de sa carrière, et face à la concurrence actuelle, mais aussi comparé à ses plus illustres devanciers. Accaparé par des ténors plus légers, seulement capables d’y briller hors contexte, « Nessun dorma » accuse sans doute un défaut de legato. Mais comment ne pas succomber à la santé éclatante de cette voix de bronze, à la tenue du phrasé dans une tessiture qui, plus qu’aucune autre, flatte un grain à l’héroïsme singulier ?
La soprano espagnole Yolanda Auyanet, en revanche, sonne trop mûre pour Liù, dont le lyrisme à fleur de larmes devrait s’attirer d’emblée la compassion du public. Est-ce le souvenir de Montserrat Caballé, à la mémoire de laquelle la série de représentations est dédiée, qui condamne son chant, généreusement déployé pourtant, à une certaine dureté ? D’autant qu’en dépit d’élans manifestes pour filer les notes qui le réclament, le volume sonore peine à descendre en dessous du mezzo forte.
Alternant autorité et douceur, Andrea Mastroni s’inscrit dans la lignée, trop longtemps interrompue, des Timur authentiquement italiens. Enfin, la projection inaltérée de Raul Gimenez prête à l’empereur Altoum un relief dont il est souvent privé.
La direction de Nicola Luisotti n’est pas étrangère à l’unité du plateau. Pour le chef, la narration prime sur les poses modernistes dont d’autres baguettes ont parfois tendance à surcharger la partition – le finale d’Alfano a été préféré à celui de Berio. Il n’en fait pas moins entendre ses envoûtantes richesses, grâce à une large palette de couleurs exaltée par un orchestre et un chœur des grands soirs.
La mise en scène de Robert Wilson est une absolue splendeur, qui renoue avec ses réalisations les plus inspirées – Madama Butterfly et Pelléas et Mélisande, notamment. Passée au filtre de son esthétique japonisante, la Chine légendaire de Turandot échappe au kitsch, comme aux relectures politiques ou vaguement psychanalytiques.
Sur fond bleu profond, que contraste le rouge vif associé à l’héroïne – magnifiques costumes, d’un classicisme à peine stylisé, de Jacques Reynaud –, l’Américain règle sa gestuelle millimétrée, accompagnant le mouvement perpétuel et infinitésimal de rares éléments de décor. Il s’agit bel et bien d’un conte, mais pour adultes assurément, ainsi que le souligne le traitement virevoltant jusqu’à la trivialité de Ping, Pang et Pong, moins pitres de commedia dell’arte que sarcastiques et inquiétants.
En mettant à distance l’apothéose de l’amour célébrée par le chœur, l’image ultime de la princesse Turandot, seule à l’avant-scène, n’entre-t-elle d’ailleurs pas en résonance avec l’impasse dans laquelle s’est retrouvé Puccini, au moment d’achever ce qui allait être son chant du cygne ?
MEHDI MAHDAVI
PHOTO : © JAVIER DEL REAL