Komische Oper, 24 novembre
Représenter Candide relève-t-il de l’équation insoluble, malgré l’existence d’une version définitive, créée au Scottish Opera de Glasgow, en 1988, et enregistrée, l’année suivante, sous la baguette de Leonard Bernstein lui-même (Deutsche Grammophon) ? Chaque production, ou presque, s’accompagne, en effet, sinon d’une réécriture, du moins d’une révision du livret. Au Komische Oper, Barrie Kosky a opté pour la mouture réalisée par John Caird, en 1999, pour le Royal National Theatre de Londres, dans une traduction allemande de Martin G. Berger.
Le metteur en scène australien parvient-il ainsi à résoudre la quadrature du cercle ? Une narration ne fait pas une action, pas plus qu’une succession de scènes, aussi rocambolesques soient-elles. Mais l’élan musical irrésistible de la première partie n’en laisse rien paraître. La seconde, en revanche, accuse de réelles baisses de régime, dont même un spectacle survitaminé ne peut venir à bout.
L’esprit de Barrie Kosky n’en est pas moins formidablement en phase avec celui de Bernstein, grâce à leur capacité commune à jongler entre les genres. Plateau nu, tendu de noir : c’est l’inconnu dans lequel Candide se jette corps et biens, avec pour seul bagage l’optimisme que lui a enseigné Pangloss, et dont la cruauté, l’absurdité du monde finiront par avoir raison.
Les éléments de décors de Rebecca Ringst – une salle de classe, un gibet, deux énormes ventilateurs pour le tremblement de terre de Lisbonne, une cage pour les prostituées… – s’y succèdent, comme s’ils faisaient partie intégrante de la chorégraphie frénétique réglée par Otto Pichler. Et puis, sortis de l’imagination de Klaus Bruns, des dizaines, des centaines, un millier, peut-être, de costumes, de toutes les couleurs et de toutes les époques, depuis le XVIIIe siècle de Voltaire jusqu’à nos jours, du clinquant à la misère.
Car Barrie Kosky n’élude pas, bien au contraire, la dimension politique d’une œuvre conçue à l’origine comme une dénonciation « du snobisme puritain, du faux sens moral, des pressions inquisitrices, de la foi aveugle dans le progrès, du sentiment de supériorité », ainsi que l’écrivait le compositeur, des ravages du maccarthysme, en somme. Il en donne à voir, parfois crûment, toutes les résonances actuelles, sans tomber dans une démonstration qui s’abattrait telle une chape de plomb sur un divertissement mêlant jusqu’à l’ivresse ironie, satire et parodie.
Le chef canadien Jordan de Souza saisit avec souplesse cette variété de tons et de styles, qu’il insuffle à un plateau luxueux. Auréolée de son statut de « guest star », Anne Sofie von Otter ne cesse de nous surprendre. Et de se réinventer dans cet imprévisible automne qui l’a menée jusqu’à la Vieille Dame. Si elle peine, dans l’ombre du souvenir, certes audiovisuel, de Christa Ludwig, à projeter « I Am Easily Assimilated », qui n’en finit plus d’entremêler les langues, son art de la déglingue dessine un personnage follement attachant.
Non moins inattendu sous la perruque, d’abord surdimensionnée, de Voltaire, Franz Hawlata met sa voix d’orgue ogresque au service d’un récit ponctué de clins d’œil, et s’amuse de ses métamorphoses en Pangloss. La Cunegonde de Nicole Chevalier sait tout faire : jouer, danser, chanter, avec une précision délurée que n’entame pas la relative sécheresse du suraigu, dans un « Glitter and Be Gay » rendu à sa version originale.
Il y a de l’ourson hirsute chez Allan Clayton, Candide aux traits mobiles, mais jamais caricaturalement grimaçant, dont le naturel vocal suscite une émotion grandissante. Mais c’est à Tom Erik Lie, dont l’improbable travesti se détache parmi la myriade de silhouettes issues de la troupe du Komische Oper, qu’il revient d’offrir, dans la leçon de pessimisme de la « balayeuse de rues » (sic) Martin, le moment de pur théâtre le plus déjanté de la soirée.
MEHDI MAHDAVI
Représentations jusqu’au 29 juin.
PHOTO : Allan Clayton. © MONIKA RITTERSHAUS