Enrico di Borgogna
Teatro Sociale, 23 novembre
En 2017, le Festival « Donizetti Opera » de Bergame a imaginé le projet « Donizetti200 ». Il s’agit de proposer, lors de chaque édition, un titre dont on célèbre le 200e anniversaire de la création, pour permettre aux spectateurs de mesurer l’évolution du style du compositeur au cours de sa carrière.
L’an dernier, Pigmalione, essai de fin d’études de Donizetti à l’école de Stanislao Mattei, à Bologne, avait inauguré le projet. Écrite en 1816, cette « scena lirica » n’avait pas été jouée à l’époque et avait dû attendre 1960 pour affronter le jugement du public. Tel n’est pas le cas d’Enrico di Borgogna, premier opéra représenté du compositeur, le 14 novembre 1818, au Teatro San Luca de Venise, sur lequel le Festival a choisi de braquer les projecteurs.
Sur un livret de Bartolomeo Merelli, librement inspiré de Der Graf von Burgund d’August von Kotzebue (Vienne, 1795), ce « melodramma » en deux actes emprunte à la fois aux codes de l’« opera eroica » et de l’« opera semiseria » : le choix d’une mezzo-soprano en travesti pour le rôle-titre, d’un côté ; la présence d’une basse bouffe et le lieto fine, de l’autre.
Musicalement, avouons-le, Enrico di Borgogna, ressuscité dans les temps modernes en 2012, dans le cadre de la Vadstena Academy, en Suède, présente un intérêt limité. Foncièrement conventionnel, l’ouvrage enchaîne les mélodies agréables mais prévisibles, avec des kilomètres de vocalises et autres exercices de virtuosité, où l’on repère immédiatement l’influence de Rossini. Pouvait-il en aller autrement ?
À 20 ans, et pour ses premiers pas dans l’opéra, on comprend que le jeune compositeur ait cherché à se rapprocher du modèle le plus en vogue du moment, ne serait-ce que pour garantir le succès de sa pièce. Ceci posé, certains passages, comme le sextuor de l’acte II, présentent déjà des traits caractéristiques des chefs-d’œuvre des années 1830-1840.
Même si Enrico di Borgogna n’est pas le titre le plus captivant de son auteur, loin s’en faut, la nouvelle production de Bergame réserve de vrais moments de bonheur. À commencer par la mise en scène de Silvia Paoli, inspirée par un incident survenu le soir de la première, en 1818 : prise de trac, la débutante Adelaide Catalani (Elisa) fit un malaise vers la fin du I et dut être remplacée par la comprimaria distribuée en Geltrude, moyennant d’inévitables coupures au II.
Pendant l’Ouverture, Silvia Paoli nous entraîne donc dans les coulisses du Teatro San Luca, juste avant le lever du rideau. Tous les solistes sont présents, à l’exception de la mezzo distribuée dans le rôle-titre. Le spectacle devant commencer, on décide de la remplacer par la couturière de la troupe, qui a suivi toutes les répétitions et qui, on le devine, est une passionnée de musique et de chant.
À partir de là, revisitant de manière ingénieuse le principe du « théâtre dans le théâtre », Silvia Paoli nous montre les péripéties classiques d’une représentation d’opéra dans les premières décennies du XIXe siècle : scénographie bâclée ; entrées à contretemps, causées par un régisseur de scène se mélangeant les pinceaux… Le tout avec autant de réalisme que de goût, et avec le concours d’un plateau tournant, permettant de passer avec fluidité de la scène aux coulisses, et vice versa.
Jouant sur instruments d’époque, sous la baguette rapide et nerveuse d’Alessandro De Marchi, l’Academia Montis Regalis ajoute un supplément d’authenticité à ce voyage dans le passé. Précisons que l’ensemble exécute la nouvelle édition critique établie par Anders Wiklund, à partir des sources aujourd’hui accessibles : deux manuscrits de copistes, conservés à la Bibliothèque Nationale de France et à la Kongelige Bibliotek de Copenhague (l’autographe a été perdu).
Vocalement en place, Anna Bonitatibus incarne à la perfection son personnage de couturière, soudain propulsée sous les feux de la rampe : d’abord anxieuse, puis de plus en plus confiante, et finalement déçue de devoir rentrer dans le rang, après avoir joué les vedettes pendant deux heures.
Malgré un instrument alourdi par de longues années de carrière, Sonia Ganassi se montre crédible en Elisa, prima donna virtuose, à la fois égocentrique et capricieuse. Luca Tittoto est parfait en Gilberto : bouffe en scène, mais désagréable en coulisse, quand il rappelle à la couturière l’infériorité de son statut.
Voix frêle et techniquement fragile, Levy Sekgapane se rachète par un brillant portrait de ténor érotomane, tendant des pièges à toutes les femmes de la troupe. Moins caractérisé, le Pietro de Francesco Castoro gagne en assurance au fil de la représentation, sans jamais briller pour autant. Lorenzo Barbieri est à peine acceptable en Brunone, contrairement à Matteo Mezzaro en Nicola et Federica Vitali en Geltrude.
PAOLO DI FELICE
Il castello di Kenilworth
Teatro Sociale,24 novembre
Créé au Teatro di San Carlo de Naples, le 6 juillet 1829, sous le titre Elisabetta al castello di Kenilworth, ce « melodramma serio » en trois actes y fut à nouveau représenté, l’année suivante, moyennant deux modifications principales : le raccourcissement du titre, qui devint Il castello di Kenilworth, et la transposition pour baryton du rôle de Warney, écrit à l’origine pour un ténor. Pour sa nouvelle production, basée sur l’édition critique de Giovanni Schiavotti, le Festival « Donizetti Opera » a choisi la version de 1829… et le titre de 1830 !
Le livret de Tottola puise à différentes sources, entre autres Kenilworth, le roman de Walter Scott (1821), et le livret que celui-ci inspira à Scribe et Mélesville pour l’opéra d’Auber, Leicester ou le Château de Kenilworth (1823). L’une de ses principales caractéristiques est sa fin heureuse, absente du roman mais obligatoire lors d’une première de gala, montée pour l’anniversaire de la reine Marie-Isabelle des Deux-Siciles : Elisabetta (Élisabeth Ière d’Angleterre) pardonne à Leicester, son favori, son union secrète avec Amelia et fait arrêter Warney, le « méchant » de l’histoire.
Quelle que soit la beauté de certaines pages, ce qui retient le plus l’intérêt, dans cet ouvrage inégal, est sa structure dramaturgique. Donizetti a surchargé son manuscrit de didascalies, relatives aussi bien au déroulement de l’action qu’à l’état d’esprit de chacun des personnages, qui, toutes, visent à subordonner le chant à l’expression la plus intense et véridique des sentiments.
L’opposition entre Elisabetta et Amelia, toutes deux sopranos, en offre une démonstration éclatante : on retrouve ici un schéma dont le compositeur fera plus tard son miel dans Anna Bolena (1830), puis Rosmonda d’Inghilterra (1834), Roberto Devereux (1837) ou encore Maria de Rudenz (1838). Pour cette raison, le passage le plus novateur d’Il castello di Kenilworth est, très certainement, le duo de l’acte II, où s’affrontent la reine et sa rivale, entre déclamation véhémente et épanchements lyriques inaboutis.
Bergame avait déjà monté l’ouvrage, en 1989, avec Mariella Devia, Denia Mazzola, Jozef Kundlak et Barry Anderson (un Warney baryton), sous la baguette de Jan Latham-Koenig – un coffret CD Fonit Cetra en porte témoignage. Vingt-neuf ans plus tard, c’est Riccardo Frizza, tout nouveau directeur musical du Festival, qui est au pupitre. À la tête d’un orchestre Donizetti Opera en très nets progrès, il fait preuve d’énergie, tout en mettant en valeur les qualités de l’instrumentation – la cantilène d’Amelia, à l’acte III, est accompagnée par l’harmonica de verre, comme le sera la scène de folie de Lucia, en 1835.
Belcantiste émérite, Jessica Pratt franchit sans faillir les écueils d’Elisabetta, tout en se montrant plus engagée qu’à l’ordinaire sur le plan scénique. Moins fluide vocalement, Carmela Remigio n’en réussit pas moins à brosser un portrait assez convaincant de l’impulsive Amelia, en jouant de ses qualités de diction et de son jeu intense.
Le ténor Xabier Anduaga (23 ans) se confirme l’un des plus prometteurs talents de la génération montante espagnole. Parfaitement placée dans le masque, la voix, quoique peu puissante, se projette avec aisance dans la salle du Teatro Sociale, en particulier dans un aigu percutant. On saluera également, chez un artiste aussi jeune, une propension bienvenue aux nuances. Ne lui reste plus qu’à résoudre quelques petits détails techniques et, surtout, à éviter d’affronter trop tôt des emplois hors de sa portée.
Si riche de promesses, il y a dix ans, Stefan Pop semble, en revanche, plongé dans une grave crise vocale. Le timbre du ténor roumain est devenu gris, le phrasé monotone, le jeu conventionnel : tout ce qu’il ne faut pas dans le personnage du perfide Warney. Correct, le Lambourne de Dario Russo, précise, la Fanny de Federica Vitali, et en bonne forme, le chœur Donizetti Opera.
La mise en scène de Maria Pilar Pérez Aspa, enfin, est à peine plus qu’une mise en espace : une plate-forme inclinée pour tout décor, des accessoires réduits au strict nécessaire, et une direction d’acteurs s’en remettant aux seules capacités dramatiques des interprètes. Certes, rien ne vient ici perturber l’écoute de la musique ; mais n’est-on pas en droit aujourd’hui d’attendre davantage, surtout s’agissant d’un compositeur aussi attentif à la dimension théâtrale de ses opéras que Donizetti ?
PAOLO DI FELICE
PHOTO © ROTA GFR