Fin de partie
Teatro alla Scala, 17 novembre
Le moins qu’on puisse dire, c’est que la création de Fin de partie était attendue. À 92 ans, le dernier survivant de la grande génération des « modernes », nés au cœur des années 1920 et professionnellement éclos dans l’immédiat après-guerre, révélait enfin une œuvre à laquelle il songeait depuis plus de soixante ans (György Kurtag assista, en 1957, à l’une des premières représentations de la pièce de Samuel Beckett), au terme d’une rocambolesque cascade de reports dont l’auteur, éminemment scrupuleux, fut le principal responsable. Ce qui devait être l’œuvre d’une vie était ainsi devenu, au fil des années, un testament, puis une « arlésienne ».
Ceci explique que tout le petit monde de la contemporaine internationale ait fait le voyage de Milan, pour assister à l’une ou l’autre des six représentations programmées, sans parvenir d’ailleurs à remplir une Scala dont on sait que la curiosité n’est pas la principale qualité – le site de l’établissement annonçait encore plus de 700 places libres, un tiers de salle, à quelques heures de la représentation du 20. On se disait que le résultat pouvait tenir du miracle (après tout, le catalogue de Kurtag est truffé de chefs-d’œuvre) comme du ratage (l’opéra n’ayant que rarement réussi à cette génération).
Au terme d’un long moment d’ennui ému mais un peu pénible, on est resté aussi perplexe et épuisé que les personnages eux-mêmes. Ni la discrète et fidèle mise en scène de Pierre Audi (honnête artisan, dit-on souvent de lui : c’est ici vrai, mais est-ce suffisant ?), ni l’engagement des chanteurs, nonobstant un français des plus approximatifs, ni le chef Markus Stenz, maîtrisant pourtant son sujet, n’ont pu sauver la soirée.
Le problème ne réside pas dans une musique à la beauté renversante : avec son sens de l’écoute intérieure et sa culture abyssale, Kurtag extrait d’un orchestre voilé, comme mis sous cloche (éclairé par-dessous, aurait dit Debussy – et encore, à la bougie), des accords et des enchaînements d’une folle inventivité, des grondements et des gémissements littéralement poignants (mais aussi, au besoin, des sonorités rappelant, façon grotesque, le Chostakovitch du Nez, façon lyrique, le Bartok du Château de Barbe-Bleue).
On regrettera, en revanche, que les longs silences qui séparent ces instants en eux-mêmes merveilleux, faits sans doute pour résonner avec ceux de la pièce, finissent par briser la continuité de l’ensemble. L’écriture post-webernienne a déjà prouvé sa difficulté à supporter une dramaturgie efficace : une somme de micro-événements, aussi sublimes soient-ils, ne fait pas une histoire. À cet écueil n’échappent que quelques séquences, comme l’émouvant duo d’amour vieillard, entre Nell (la toujours impressionnante contralto Hilary Summers) et Nagg (le ténor Leonardo Cortellazzi, seul à sembler se soucier un peu de la diction).
Mais le plus questionnant, comme souvent avec la création, tient à la vocalité. Le français de Beckett, qui puise au langage courant ou à la poésie de Verlaine, est fait de mots simples. Il ne réclame que d’être dit, et surtout pas déclamé, sinon, ponctuellement, par parodie. Même les formules existentielles ne surgissent que comme par étourderie d’un réseau de phrases allant de l’idiot à l’abyssal. Cette langue qui réclame de la vivacité ne peut que résister à la vocalité savante qui, par hypothèse, allonge le temps, exaspère l’expression et menace tout d’une implacable emphase.
Ici, Kurtag nous semble encourir un reproche malheureusement commun : formé par l’orchestre, mais longtemps éloigné de l’opéra, il s’y est introduit par la fosse (ou par le sens) plutôt que par la scène (ou par le drame). Son écriture vocale, projection d’une pensée par essence instrumentale, fait ainsi éclater, en complexifiant la ligne, la simplicité d’un texte qui s’en trouve déstructuré et défiguré, avec le concours des deux principaux chanteurs, le baryton Leigh Melrose (Clov d’une violence superflue, mais manifestement désirée) et la basse Frode Olsen (Hamm brut, rugueux, anguleux, peu séduisant).
On a d’autant plus de mal à écrire ces lignes qu’on admire Kurtag, ô combien ; que cette musique est aussi pleine de sombres beautés ; et qu’on ne peut s’empêcher de penser que le théâtre de Beckett, si profondément humain sous ses oripeaux d’absurde, avec ses thèmes banals et déchirants (le vieux couple, la disparition des parents…), a quelque chose à dire à l’opéra.
Respectueux sans doute du manifeste engagement des protagonistes, conscient peut-être de la dimension du compositeur, craignant (sait-on jamais) d’avoir tort devant l’éternité, le public, poli, n’a pas sifflé. Rien n’était, non plus, vraiment susceptible de le scandaliser. Mais les sorties régulières aux précipités, les quatre timides minutes d’applaudissements terminaux, les saluts d’une équipe investie devant une salle déjà aux trois quarts levée et emmitouflée dans les manteaux d’hiver, ont contribué au côté à la fois touchant et un peu déprimant d’une soirée que la Scala n’était sans doute pas la mieux à même d’accueillir.
LIONEL ESPARZA
PHOTOS : © RUTH WALZ