Opéra des Nations, 28 octobre
Six hauts praticables métalliques noirs, qui servent aussi de tours d’éclairages pour les belles lumières de Peter Bandl, et feront combinaison en glissant sur le plateau – moyen classique de compenser efficacement l’absence de machinerie de l’Opéra des Nations, structure éphémère qui abrite, pour quelques mois encore, les spectacles du Grand Théâtre de Genève –, complétés par un escalier monumental et des costumes contemporains : nous sommes proches de la production imaginée par Calixto Bieito, en 2013, pour le Bayerische Staatsoper de Munich. Sauf qu’ici, la Russie reste présente : celle de l’ère post-soviétique, où la religion fait un retour en force, avec icônes, nombreux signes de croix et, pour commencer, procession du peuple avec monumental crucifix, qui ornera ensuite la salle du couvent où travaille Pimène.
Dans cette version originale de 1869, jouée sans entracte telle qu’elle paraît aujourd’hui décidément s’imposer, et donne de fait toute sa force à l’étonnante modernité du projet initial de Moussorgski, Boris revient donc au centre. Avec une direction d’acteurs poussée de la part de Matthias Hartmann, d’abord homme de théâtre, l’intérêt ne faiblit pas – sinon dans une scène de l’auberge nettement plus anecdotique, transformée en bar à prostituées, et avec un Varlaam trop purement bouffon –, jusqu’à la belle invention finale, la foule jetant violemment bouquets de fleurs blanches et poignées de terre sur le corps du tsar agonisant.
C’est aussi que le remarquable Boris de Mikhail Petrenko ne cesse de captiver, et d’émouvoir, tant par la conduite retenue de son registre de baryton-basse, n’appuyant pas (à la différence de ses Wagner récents) sur ses capacités de basse, et un jeu constamment modulé et intériorisé, pétri d’humanité, pour le meilleur comme pour le pire. Avec ce personnage sans barbe et au crâne rasé, on est loin des tsars trop facilement pittoresques de la tradition – ce dont on se félicite.
Grâce à Mikhail Petrenko, c’est bien la « mélodie motivée par le sens » voulue par le compositeur qui prédomine. Pour un contraste idéal avec le somptueux Pimène de Vitalij Kowaljow, lui véritable basse profonde, autant que prophète inspiré : leur face-à-face final en prend d’autant plus de relief. Comme avec le Chouïski mordant d’Andreas Conrad, pour un affrontement qui donne encore une scène de premier ordre.
Alexey Tikhomirov, Boris bien connu, en soi irréprochable, en rajoute un peu trop dans son truculent Varlaam. On reste, en revanche, désorienté par le Grigori de Sergej Khomov, excellent acteur, et avec le timbre requis, mais largement au-dessus des 20 ans que lui attribue le texte. Alors que la composition du jeune Boris Stepanov pour l’Innocent, au timbre percutant, est pleinement convaincante.
On fera encore une place au juvénile et bouillant Fiodor de Marina Viotti, aussi crédible par le travesti que par son vibrant et soyeux mezzo. Tandis que la jolie Xénia de Melody Louledjian reste l’ombre fugitive que lui concède la partition.
Enfin, on salue le très remarquable Chœur du Grand Théâtre de Genève, préparé par Alan Woodbridge, et l’impeccable Orchestre de la Suisse Romande, sous la baguette un peu inattendue de Paolo Arrivabeni, familier du répertoire italien, dont il importe chaleur et lyrisme, comme on avait pu une première fois en juger à Marseille, en février 2017.
FRANÇOIS LEHEL
PHOTO : © GTG/CAROLE PARODI